Un soir - du temps où il était en train de se perdre pour s’être trop voulu chercher - Jean Raine, qui vivait alors au dessus de chez moi, chez les Alechinsky, à Belleville - et chaque soir en rentrant je montais voir comment c’était là-haut - un soir, il me lut un texte au reste bien beau, où empruntant la forme et la manière de Socrate il se repentait (maintenant j’ai l’impression qu’il l’avait écrit en grec ?) d’une offense qu’il avait faite à un jeune homme, et sans raison. Et "Socrate" se demandait : comment, moi qui suis bon, ai-je pu offenser ? Il faut que le goût de l’offense soit dans la nature de l’homme - et cette pensée, je ne puis la supporter.
J’étais troublée moi aussi, je ne supportais pas non plus la conclusion, il devait y avoir quelque chose, on ne veut pas désespérer. J’ai demandé les références du texte, le récit des faits où il avait été puisé. Après un commun travail d’archéologie, nous avons mis la main sur la vérité : "l’offense" n’avait été qu’une "défense" contre une agression, tacite, invisible, que nous avons finalement décelée. Quel soulagement ! Jean Raine n’était pas "cruel", il n’y avait pas, tapi chez lui, un chien méchant. Il ne l’aurait pas supporté. Il aurait été bien capable de s’en punir, en se tuant davantage et plus vite. Je me suis dit : si le monde était rempli de Jean Raines, voilà que l’Age d’Or, nous y sommes. Et pas embêtant du tout cet Age d’Or-là. On y écrit des poèmes, on y peint, on y médite, et on s’occupe les uns des autres avec et par amour. Sans s’ennuyer une seconde, comme le prouve le fait qu’on peut passer des heures avec Jean Raine, et se sentir vivant sans arrêt.
Oui, c’est une bête étrange, qui faillit voir le jour un peu partout à la fois, à la fin du quart de ce siècle, et qui aurait été - l’homme. Aujourd’hui un dinosaure. Une espèce en voie d’extinction. Les petits de cette bête-là rament douloureusement parmi le développement industriel et la prétendue prospérité, survivants fragiles. Ou peut-être précurseurs venus bien trop tôt. Jean Raine s’en tire, pour son propre compte, ayant échappé au pire qui le tentait, s’en tire en s’oubliant dans les autres (il soigne des esprits plus malades que le sien ne le fut jamais) et pour la part de lui qui reste, en étant artiste de toutes les manières.
Je n’ai pas parlé des dessins eux-mêmes bien sûr. Je ne crois absolument pas qu’on puisse "parler sur" des oeuvres. Les oeuvres on les regarde et on s’explique directement avec elles. En dehors des explications, des techniques et des informations sur la vie de l’artiste, les mots sur l’art ne sont qu’un écran qui épaissit l’ignorance. Moi j’aime les dessins de Jean Raine mais je ne veux pas faire écran entre eux et vous.