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Suite sans fin (2002)

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La Mémoire mise en branle, frappe soudain à coups sourds et pressants. Indolente d’abord, procédant par bouffées d’images floues qu’il faut ressaisir, cerner, certifier, la voilà qui, prise au jeu, s’échauffe, s’échappe, revendique en s’indignant de certains silences, de certaines occultations ; elle ne veut pas interrompre son cours ou sa course... Elle impose ainsi la figure majeure de Jean Raine grimaçant sur la ville comme un masque ensorien, allègre et macabre. Cet artiste belge après maintes pérégrinations, était venu s’établir en 1968 à Rochetaillée sur Saône comme on gagne le désert, j’imagine, pour y conclure par la mort, plus ou moins programmée, l’expérience des limites.

Passage à travers les villes dans les stridences mêlées de l’alcoolisme délibéré et d’une création poussée au paroxysme, exaltation ambitieuse de l’esprit toujours indompté de chute en chute, graves privations dues à la misère, Jean Raine était passé par l’épreuve du feu et de la cendre. En Belgique, il avait été l’ami de Magritte grand maître du trompe-l’oeil surréaliste, de Ghelderode, dramaturge flamboyant d’un théâtre à la fois gothique et moderne. Ses accointances avec Cobra s’appuyaient plus sur l’amitié indéfectible avec Pierre Alechinsky que sur de vraies affinités avec les membres du groupe. Il y avait en lui une aspiration au dépassement - au déplacement - vers l’invisible à laquelle la plupart des peintres de Cobra, acharnés à dépecer la réalité pour la mettre à l’étal, ne pouvaient qu’être étrangers.

A Rochetaillée, installé avec sa femme Sanky et son fils Pierre-François dans une bâtisse aux allures de manoir abandonné aux brumes, il continua à brûler sa vie au cours de nuits de création éthyliques qui le laissaient à l’aube, au bord du coma. Des suicides successifs systématiquement tentés comme un tribut exigé par son art.

Travaillant sur des papiers de grand format assemblés au sol, il projetait en désordre des encres ou des couleurs à l’acrylique pour qu’elle s’épandent en taches, maculatures, pointillés. Il ajoutait au désordre en piétinant ces premières injonctions du hasard. Ensuite, sans dessein préconçu, il faisait sourdre au pinceau, au doigt, au chiffon des signes abstraits ou des floraisons luxuriantes, des figures allusives, des masques de kermesse ou des regards de jungle. Figures ou signes, à la mesure de son délire, balançaient entre le formulé et l’indistinct. J’ai toujours trouvé dans les grands dessins à l’encre, que Sanky Raine a marouflé, une force d’irruptions plus intense que dans les petits formats. Raine avait sans doute besoin d’un champ vaste pour ses tournoiements de derviche en extase, sa danse de mort bachique nécessaire à sa communication avec l’obscur.

Jean Raine, n’était-il pas, avant tout un poète ? Ainsi ses textes, proses poétiques ou poèmes, cadavres exquis formés d’ajustements irrationnels et fulgurants, peuvent-ils donner la clé de l’oeuvre entier. Celui-ci dans tout domaine est d’abord écriture, élaboration de signes jetés sur la page du livre ou le papier à peindre. Ils apparaissent comme autant de décharges d’oracles clairs ou troublés, selon l’accord des puissances de divination sollicitées à travers l’offrande du corps mis à mal.

La première fois que je l’ai rencontré, Raine avait l’air d’un adolescent à la peau rose, d’un dandy rebelle échappant au saccage de l’autodestruction et dont la voix seule s’éraillait. La dernière fois, fragile et quasi fantomatique, il était devenu le témoin en sursis d’une irradiation consentie.

Jeanine Bressy, à l’Oeil Ecoute, fut la première à accueillir le vieil enfant terrible, agressif et vulnérable qui se mettait en scène en public, exigeant l’attention sur soi. Il lui fallut du sang froid et la conviction qu’elle était devant un homme et une aventure exceptionnels. A Paris, d’un même mouvement, Nadine Musté, à la galerie Le Soleil dans la Tête reçut avec considération l’artiste, ses caprices d’ostentation, et ses oeuvres où déferlaient les signes hallucinés à voir et à décrypter.

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Jean Jacques Lerrant fut avec René Deroudille le premier critique lyonnais à visiter l'atelier de JR et à le recommander à Jeanine Bressy et à Nadine Musté qui l'exposèrent toutes les deux en 1972.