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Solitaire et éblouissant Jean Raine (1972)

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Le torrent de formes et de couleurs qui déferle sur les tableaux de Jean Raine permet de classer hâtivement cet art foudroyant à côté de l’expressionnisme. Ajoutons que l’artiste est né à Bruxelles en 1927, constatons qu’il est l’ami d’Alechinsky et, tout de suite, situons-le parmi les tenants du groupe COBRA, la fameuse phalange de peintres dionysiaques qui, aux alentours de 1949-50, prirent les premières syllabes des villes où ils se manifestaient pour sigle : Copenhague,Bruxelles, Amsterdam.

Cependant lorsque l’on fréquente le pigeonnier de Jean Raine à Rochetaillée-sur-Saône, quand on possède la chance de s’asseoir à la table de l’artiste où il sert des plats mijotés par lui, on s’aperçoit que notre hôte n’est pas un épigone ou le défenseur d’une école. C’est un solitaire, un inspiré, n’hésitons pas à l’écrire : un véritable cas pictural.

D’une famille de peintres, il est tenté dès son plus jeune âge de fuir ce milieu où l’on tend à emprisonner, sur les deux dimensions d’une toile, la vie qui brûle le coeur du jeune étudiant et qui le conduit à 15 ans parmi les surréalistes belges dans le camp de ceux qui veulent rêver leur existence ou en tout cas refusent de tordre le cou à leurs chimères.

Rimbaud, André Breton, Artaud, sont les premiers poètes dont le jeune étudiant en droit reçoit le message. Il a une quinzaine d’années. Nous sommes sous l’occupation allemande. Le papier d’imprimerie est rare, les imprimeurs surveillés. Il convient de s’armer de courage si l’on désire publier quelque texte ou créer une revue. Les surréalistes belges sont les premiers contestataires. ; Ils refusent l’usage cadencé du discours. Ils s’élèvent contre toute publication "littéraire" ou "artistique".

Ils sont tentés par l’acte gratuit, par l’action destructive qui ordonne, par exemple, un jour à Magritte de convier ses amis pour brûler, devant eux, sa garde-robe !...

Jean Raine rit maintenant de toutes ces farces provocantes, mais il se rappelle les lendemains de la libération de la Belgique où en 1946, il publie dans le fameux "journal des Poètes" un premier texte marqué par son opinion pour les thèmes incantatoires.

L’année 1949 marque la naissance de COBRA. Jean Raine n’abandonne pas le surréalisme. Il est cependant attiré par ces artistes déchaînés qui veulent rompre les murs de l’abstraction géométrique et défouler leurs instincts.

Avec Pierre Mabille, Jean Raine se tourne vers le cinéma et il réalise un film, "Le Test du Village", dont le succès attire sur les auteurs l’attention des spécialistes. Notre ami rencontre ainsi Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française, et personnage de légende, avec lequel il va travailler de longues et fructueuses années. Jean Raine n’en continue pas moins son oeuvre cinématographique. On lui doit des commentaires et des scénarii de films pour les travaux de Serge Vandercam, Luc de Heusch, Henri Storck etc...

Ecorché vif, tourmenté, inquiet, Jean Raine se trouve mal dans sa peau. Il va connaître des moments terribles où le silence de l’angoisse noue sa voix, où il se contente d’une "vie diamantaire", selon sa belle expression. D’autres tentations plus dangereuses s’insinuent dans sa pensée jusqu’au jour où la graphie forcenée d’un de ses poèmes, tracé à larges enjambées sur la feuille blanche, l’oblige à penser à l’expression picturale.

Timidement, c’est lui qui l’avoue, dès 1958 il commence à dessiner puis à peindre. Il se moque de l’hérédité picturale qu’il porte en lui. Il obéit, au contraire, aux ressources de l’écriture automatique à une véritable catharsis de fantômes, d’obsessions, de cauchemars qui l’habitent.

On s’intéresse à ses essais. Les peintres de COBRA le renvendiquent. Bientôt Marcel Lecomte l’expose à Bruxelles et Alechinsky le fait connaître à Paris. Nous sommes en 1962. Entre temps Jean Raine a fondé une institution pour le rétablissement des malades mentaux, "le Club Antonin Artaud", période durant laquelle il a connu Sanki, celle qui devient sa femme et qui ne cesse depuis de s’intéresser à son oeuvre, de partager, le mot n’est pas trop fort sa création.

C’est le moment où, durant quatre années, jusqu’en 1966, Jean Raine exécute des grandes encres hallucinées dont la puissance, la folie, le délire gestuel suscitent une fascination totale. En 1966 le peintre revient à la couleur au cours d’un long séjour en Californie avec Sanki, séjour pendant lequel il exécuté des peintures où dansent au bout de ses pinceaux les Gilles de Binche, où ricanent les personnages de James Ensor, où tous les cauchemars et les visions de Jérôme Bosch sont traduits au moyen d’un vert, d’un rouge, d’un outremer, d’un Prusse, d’un vermillon, d’un or, d’un grenat.

Un ruissellement chromatique dessine d’étranges reliefs où s’étreignent des corps, surgissent des visages, s’entremêlent des membres disloqués et où s’épanouissent des fleurs merveilleuses abandonnées sur ces charniers.

La fête bachique éclate après un temps de repos. L’unité du monde, la pérennité des choses se découvrent et, sur les toiles de Jean Raine, des structures, intuitivement dessinées, évoquent aussi bien des profils humains ou animaux, des végétaux luxuriantes, que des jardins visés autrefois par Nolde. Les nouveaux pigments acryliques sont utilisés. Au moyen de glacis, Jean Raine obtient une matière douce, chaleureuse, voluptueuse dont la présence s’impose sans que l’on parvienne à la définir avec précision.

En septembre 1968, Jean Raine se fixe à Lyon, lorsque Sanki, dont la réputation en matière de psychiatrie est connue à travers le monde des spécialiste, est appelée à enseigner à l’Ecole Internationale d’Enseignement Infirmier Supérieur.

Loin des lumineux paysages de la Californie, perdu dans la solitude d’une ville hostile aux "étrangers", Jean Raine a beaucoup de peine à s’adapter à notre façon de penser et de vivre. Son installation à Rochetaillée, les vastes ateliers mis à sa disposition calment quelque peu son angoisse. Surtout il a la promesse des vacances italiennes à Calice Ligure, non loin de Savonne, où il retrouve Scanavino, Wilfredo Lam, toute l’aristocratie mondiale des arts, qu’il ne peut rencontrer dans la cité "bigote et marchande".

Pourtant à Rochetaillée, Jean Raine travaille et au cours de dix jours et dix nuits, soutenu par une espèce d’état second, nécessaire à sa peinture, l’artiste exécute les fameuses toiles de la "période bleue", des images fantastiques et troublantes où se tordent avec frénésie des personnages d’une danse des morts céleste. Délivré durant l’été, à Calice, Jean Raine reprend volontiers la couleur. Ce sont les merveilleux tableaux de 1971 où, comme durant les années de Californie éclatent les plus joyeuses teintes.

A Calice Ligure, dans cette ville où devait s’installer un Musée International d’Art Moderne et où tous les artistes en renom peuvent trouver les moyens de graver leurs oeuvres, Jean Raine crée de véritables estampes en relief, blanc sur blanc, destinées à illustrer ses poèmes ; car, envers et contre tout, le peintre ne renie à aucun moment de son existence l’écrivain né et le poète dont on admire les oeuvres.