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Quelques clés pour Jean Raine (1988)

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Oeuvres abstraites ou figuration ? Ostensiblement ses oeuvres hésitent à se défaire de leurs caractères iconiques. Les "monstres" ou "fantômes" qu’on y croit reconnaître restent pré-voire amorphes. Seul, peut-être, l’écho en nous de leurs apparitions permet de les reconnaître. Car nous les connaissons et c’est ce qui sans doute, paradoxalement nous conduit à les référer à des réalités marginales, domaine des productions fantastiques ou flore de notre inconscient.

Or ces "fantaisies nous rassurent, car nommer les caractères anthropomorphiques ou zoomorphiques de ce qui se lit comme figures persiste à se référer à une réalité consciente, même déformée.

On y voit[...] le reflet de mon monde intérieur alors qu’il s’agit d’une démarche instruite et [...] inspirée par l’humour. Ce que cet humour prend pour cible [...] est l’image convenue de ce qu’on considère comme la représentation du fantastique et l’expression du tragique"

Il semble donc que les modes d’action décrits plus haut n’autorisent pas à conclure que nécessairement Jean Raine livre ainsi des "visions" surgies des zones enfouies de la personnalité - le terme serait dans ce cas impropre -. Ces formes évoquent des visages et des corps, mais leur sens n’est sans doute pas dans cette évocation ; elles disparaissent aussi.

L’appel aux mondes marginaux du fantastique permet en fait d’ancrer ce qu’on sent instable. De ces figures présentes nous ne saurions dire si elle émergent de la peinture ou s’y enfoncent. Nous ne saurions déterminer où la figure commence et se perd en peinture. Confusion qui échappe à nos référents coutumiers ou qui indique leur perte, leur dérobade.

Jean Raine écrit du sentiment de cette soustraction des appuis sur lesquels s’établit le sentiment de réalité : "la crise de la réalité est la crise de nos concepts les plus fondamentaux : parmi eux notre concept de l’espace". Dès lors celui-ci est à réappréhender et l’on doit, pour cela, se porter loin vers les images produites, adhérer à leur autre espace.

Toute une gamme d’objets - et à y regarder de plus en plus près on les multiplie - instruments de musiques, oiseaux, sexes... - paraît dans ces encres, mais seules têtes, cornes, yeux - peu importe ici qu’elles soient animales, humaines voire même végétales - échelles et roues ont un caractère véritablement rémanent.

Déshydraté rend sensible la manière qu’a Jean Raine de former les têtes. Les rehauts qu’il trace à la peinture jaune et rouge définissent pour visage ce qui se tenait dans l’innommable. Toute forme finit, par la ponctuation des deux yeux - rappelons nous le court extrait du film de J.Jacques Lerrant - par prendre aspect d’une tête.

Les têtes aussi on est sûr de les voir revenir, en tous lieux, à tout propos, pas comme gloire, pas comme domination, plutôt à la façon des rues, des sexes, des sièges ; têtes comme rechute.

La tête qui n’est plus sur les épaules prend un sens nouveau, un sens que cette tête y avait se répand autrement. On ne peut devant ce constant retour au visage - dans les titres mêmes - Gueules de conscrit, Tête de lune - éviter de le penser comme portrait et moins autoportrait que dédoublement, multiplication de cette face qui détient dans ses grimaces expressives la spiritualité humaine. Têtes coupées - des premières encres à celles déjà de 1963 le corps en effet disparaît presque complètement - qui fascinent, opèrent sur l’observateur dans une dimension magique.

Mais les portraits sont aussi des masques qui énoncent réflexion et opacité de la surface peinte, si l’on peut s’y voir on n’y voit jamais que le grimage - la peinture maquille ce qu’elle montre - et c’est peut-être alors seulement du temps de l’apparition qu’on peut espérer une révélation. Interrogation ici encore de la réalité des apparences, de la réalité de l’homme sous ses visages. Espace d’une représentation où la défiguration de la face cherche à révéler l’autre espace, lieu de l’identité. Le voile de la peinture ne se déchire pas ; elle s’offre comme le moyen de la révélation à laquelle elle fait elle-même obstacle. Dans le combat que le peintre mène là, la tête est parfois l’issue, elle ponctue l’oeuvre, en est, à l’extrême limite le sens ; incorporant la dimension spirituelle du travail pictural.

L’oeil, qui finalement est le procédé par lequel Jean Raine transforme les espaces réservés en têtes ("Stupeur du chaperon rouge") participe des caractères définis pour celles-ci. Il y ajoute toutefois une obsession de "voyance" qui ouvre cette peinture à des perspectives d’autres connaissances.

Les cornes qu’elle portent pratiquement toutes, accentuent l’aspect totémique des têtes, réunissant l’animal et l’humain, le masculin et le féminin en une seule présence primitive.

Echelles et roues, enfin, introduisent toutes à des traversées verticales ou horizontales de l’espace de la toile aux gradations - les rayons des roues ne répètent-ils pas les échelons des échelles ? - de ces déplacements mais aussi à leurs rayonnement et ascensions.

Toutes ces figures interrogent finalement l’espace de la peinture. Elles semblent, au delà de leurs évocations respectives, signifier d’abord la volonté d’un sens lié à l’image. Dans les critiques écrites pour le Californien, Jean Raine assimile l’abstraction de la Peinture Américaine à une perte du sens, "une fuite de l’homme", ( cf : Raine Jean in "Le Californien" Peinture pour l’oreille ", San Francisco, 1968) et le contrôle qu’il veut imposer à sa création tend en fait à la maintenir dans le domaine figuratif. Au delà de ses débordements il reconstruit les cadres cf : La Peur du gibet) et se place ainsi dans le sillon d’André Breton pour qui "seule l’image en ce qu’elle a d’imprévu et de soudain, donne la mesure de la libération possible". ainsi il entend travailler à une véritable création, il n’accouche pas des monstres qui l’habitent mais, dans la toile où il se prend, contre l’informel qui s’y installe, il les crée.

Monstres ou fantômes les êtres qui nous apparaissent ont donc caractères animaux ou humains. Ils se structurent en effet comme des corps debout - notamant dans les séries sur papier de coupe, de 1962, 1963 - dont toutefois les difformités restent indéfinies ; ni bras ni jambes qui puissent être en eux-mêmes identifiés comme tels. Aucune de ces compositions d’éléments héroclites mais reconnaissables qui font l’hybridité du Dragon ou de la Sirène. Les êtres peints par Jean Raine seraient anamorphiques, déformés par le tableau/miroir Ils sont les produits d’un acte de déformation de la vision. Ce qui les dépose les trahit et dans cette conscience ne les forme pas complètement. Leur seules hybridité est d’être de peinture et des images. Elle reconduit à la dimension tragique du travail de l’artiste qui s’exprimait précédemment dans la vision des masques.

Etrangement, de la position de ces corps dans la toile naît l’espace de la toile. Ces figures sur un fond sans profondeur qui n’est autre que leblanc ou l’ocre du papier déterminet un espacee convenu où mimétiquement, le sol est le bas du tableau, le ciel, la limite supérieure, voire les mouvements de gauche à droite (cd : "La Vie Mondaine" 1964) ponctués par la signature régulièrement placée en bas à droite. Ne pourrait-on en dire pourtant devant "La mise à mort du Derwiche" que sans cet espace convenu - et sans le titre - aucune figure ne subsisterait ? Espace et figures vont ensemble, dans le travail de Jean RRaine, subir des mutations : ce qui précédemment se présentait comme "coupage de têtes" peut également être décrit par analogie cinématofraphique comme passage d’un plan large ("Pour vous servir au clair de lune") 1962 à un plan large ("Fausse maternité", 1969) puis un gros plan ("Vers l’avenir 1967). Procédé de focalisation dont un trait est d’abstraire.

Lorsque les dimensions de la toile s’agrandissent pour devenir la scène même où se déplace le peintre, peut-on dire qu’il s"y isole au même titre que ses figure de leurs corps ? Rappelons-nous cette vision de basset qu’il reconnait quand on n’a plus de distance à sa toile que sa propre hauteur. Il faut imaginer alors le visage qui se rapproche du miroir et toutes les transformations perceptives que cela implique ; la proximité d’une confusion.

L’organisation de l’espace pictural semble alors - dès les premières grandes encres de 1964 - se réaliser différemment, organiquement autour de points définis soit par des taches ("Plusieurs nez pour amuse gueule,1965")soit par des réserves ("les yeux dans les poches", 1965)/ Projection de l’artiste dans la focalisation de ces premiers espaces et mouvements centrifuge dans les courants duquel se développe la composition. Méandres ou racines, les noirs progressent selon des détours circonvolutoires qui laissent parfois des blancs s’étendre ("Impunité de l’oeil" 1966), mais poursuivent jusqu’à franchir aussi les limites du cadre, jusqu’à changer l’"espace convenu" pour un autre en formation. Dans cette pénétration du miroir, ni reflets, ni projections sont possibles, tout n’est qu’empreinte. Simultanément la linéarité se dissmine,atomisée par la vitesse destracés. "La structure de l’inconscient est la vitesse" écrit Jean Raine.
Le pinceau s’assèche dans la ferveur du travail (L’enterrement d’Alcibiade",1964)

Le blanc est alors introduit dans la ligne même et participe d’un système organique de la peinture où chaque détail du trait à la structure de l’ensemble. La ligne devient théorie de signes, impacts fébriles du pinceau qui tracent une progression. Si le mouvement interne paraît nerveux, halluciné, le développement trahit la lenteur des forces sourdes qui progressent - échelles et roues introduisaient à cette gradation du mouvement - qui pourraient venir à percer, éclater d’évidence. Adéquation alors parfaite de la peinture et de son objet et apparition du sens sur laquelle une oeuvre telle que "L’empressement du commis" nous renseigne : avant le tite, il n’y a qy’ybe asse produite du groupement de tracés furtifs et légers. Le titre, qui se réfère directement à ce tracé, porte à lire la masse comme un personnage qui marche.

Ensemencement du papier, le trait qui se défait, souvent s’étale en surface ("Simple résolutions, 1967). Jean Raine introduit après 1964 des mouvements de fonds par des jeux de lavis et de réserves qui engagent ses dessins d’alors à devenir peinture. Le miroir plan où se fixaient les "images" devient actif, voile ou révèle, c’est, dès lors, - quand on s’y déplace - de lui que vient la peinture. La ligne assume ainsi une qualité non d’imitation mais de procréation. Dans les grandes encres (1964 à 1966), ardeurs, précipitations, mouvements se résolvent en stabilité. L’galité conclue entre noirs et blancs - vides et plein- immobilise les forces q’on dépensait. Il en reste un grouillement, potentialité menaçante qui, pour un temps, est aussi la dissolution du conflit, la possibilité quand on pu "faire du rien" de ne rien faire.

Distorsion de l’espace par résorption de la distance peintre/peinture. Assimilation - au sens propre le peintre pénètre la toile - de l’objet à sa peinture. Le sujet, figures et intention anthropomorphiques, est toujours l’homme. La dimension qui rend possible ces transformations tient aussi aux pratiques que nous avons signalées antérieurement dont celle de la tache, à laquelle, pour ponctuer, nous ferons retour.

La tache est l’une des trente techniques répertoriées par René Passeron comme subversion des moyens de la peinture (Passeron André - "Histoire de la Peinture Surréaliste"). C’est souvent par elle que commence la création : accident provoqué elle met en branle la lecture imaginative - procédé de "voyance, d’interprétation de l’informe, par lequel l’homme projette sa pensée dans l’espace, voit les formes qui l’obsèdent -, mais avant cela, née d’une projection, elle n’est qu’elle même. Une tache ne se pré-voit pas. Elle se réalise et dans cette instantanéité même, tient ma résolution de la distance qui sépare conception et réalisation ; "Les trois dimensions de l’espace sont contusionnent, disons même accidentelles : un accident [...] de la seule énergie qui réellement existe : le temps". La tache introduit la peinture à sa véritable dimension : le devenir. Mais il n’est pas non plus insignifiant que cette dimension intervienne avec une telle violence.

Salissure de l’espace vierge mais assi du cadre convenu, elle désigne la volonté de transgression des règles de la représentation. Presque instantanément toutefois elles est ramenée à un ordre de signes moins brutaux comme le montre, avec "Pollen d’une infirmière" 1969 son inscription dans une conclusion figurée : une tête.

Ainsi la question initiale : "Figuration ou abstraction ?" paraît en fait comme le mouvement dialectique par lequel se construit l’oeuvre. L’intention figurative pré-existe et persévère dans la forme. L’homme est au centre de cette peinture et, habitus occidental, il n’a d’image de sa nature que son propre visage. Mais ce qui était anthropomorphisme devient par une pratique "anthropométrique" - non sans rapport en effet avec ce que sont les empreintes des modèles de Yves Klein - anthropologie. C’est le geste de l’artiste dans son étroite cohésion à l’intelligence du regard et à l’émotivité en devenir qui informe cette peinture. Dans cette symbiose, la peinture peut obéir aux lois de son propre devenir pour atteindre à une nouvelle définition de la nature humaine. Elle réalise une réalité qui n’existe plus hors d’elle, mais ainsi voue l’artiste à recommencer sans cesse.

"Si le contenu était la forme ? Si tout était dans la manière ? Je pourrais croire enfin à la réalité et à Dieu". (Jean Raine, "Journal d’un Delirium", 1984, p.77). L’observateur n’échappe pas à ces méandres qui obligent incessamment le regard à les suivre, ne lui permettent jamais de se poser. Il est ainsi envoûté par la peinture qui l’implique dans un rapport magique d’hypnose et de transe.

Jackson Pollock "choisit de voiler l’imagerie" Lee Krasner citée par Stuckey (Charles.F.) - "Another side of Jackson Pollock" in "Art in America", n°65, nov.1977.

L’abstraction lyrique ignore les figures. La position humaniste définie par Jean Raine - rationalisation des dépassements - reste, par ses encres, dans une perspective surréaliste finalement plus orthodoxe. Il choisit d’explorer la subjectivité par la production d’images. Les peintures colorées plus tardives dès 1968, prendront dans son oeuvre le parti plus débridé d’une liberté de la ligne présente ici dans la série des petites encres peintes en 1976.

Dans le cadre des questions que la figuration soulève au sein du surréalisme, les encres de Jean Raine prennent position contre un certain fantastique - par lequel nous introduisions ce texte - trop souvent qualifié de surréaliste, et revendiquent par le mouvement, ce "Merveilleux (Qui) est au maximum de l’effort vivant" (Pierre Mabille, "Le miroir du Merveilleux", Paris, Ed. de Minuit, 1977).

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De très nombreux extraits de ce mémoire ont été utilisés pour servir de notices aux encres reproduites.