Lorsque Patrick Laupin m’a, il y a quelques mois, demandé de préfacer Désordres Consentis, recueil de textes en prose de Jean qu’il a entrepris de publier au Bel Aujourd’hui, j’étais très hésitante. Et puis j’ai songé au livre que Patrick m’avait donné peu de temps auparavant : Le Courage des Oiseaux, livre où il parle de son expérience d’éducateur avec des enfants du Prado pour les aider à retrouver un peu de leur identité à travers l’écriture de poèmes et de textes. C’est ce qu’il y dit du dialogue intérieur que suscitent la lecture et l’écriture qui m’a fait penser au journal que je rédige de façon épisodique où j’ai souvent réfléchi à cette difficulté que je ressens d’avoir à parler de Jean et de son oeuvre.
J’ai en effet souvent envie de rédiger une biographie de Jean et me heurte chaque fois au même obstacle, évoquer mes souvenirs, sans qu’interfèrent tous les sentiments conflictuels que la vie de tout couple mobilisent. Peut-être ai-je l’impression de trahir en retraçant ce que nous avons vécu de difficile, parfois d’insupportable, Jean était si complexe et son ingéniosité à susciter à la fois amour et rejet si violente qu’il sera, je le sais, très difficile de recomposer un portrait ressemblant. De plus, Jean n’arrêtait pas de "jouer", de se mettre en scène, de rêver sa vie, de la recréer. D’où la grande difficulté, même pour moi, de faire le tri entre réalité et fiction.
Il est vrai qu’une préface à un livre n’oblige pas à aborder ce genre de sujet. Je me retrouve alors devant la question de savoir de quoi puis-je, dois-je, parler. Qu’est ce que le lecteur d’un livre de Jean souhaite entendre venant de moi. En fait le titre du livre de Patrick Laupin : "le courage des oiseaux" illustre bien ma crainte à me lancer. Ecrire pour moi, dans un journal, dialoguer avec moi-même, se justifie peut-être par la nécessité de faire de temps à autres le point sur la vieillesse, la solitude, la vie, la mort, la maladie, le handicap. Texte enfermé dans l’ordinateur avec pour seul lecteur, peut-être, un jour, mon fils.
Mais ici, que puis-je dire de Jean, de son oeuvre, de son écriture et de "Désordres consentis" en particulier ? Ce titre est à l’image de la vie de Jean tout comme de la diversité des textes rassemblés par Le Bel Aujourd’hui.
Le recueil qui donne son titre au livre rassemble des manuscrits accumulés pendant près de trente ans. Textes parmi lesquels Jean et puis moi même avons souvent prélevé ceux que nous souhaitions utiliser dans des catalogues ou parfois publier séparément dans des plaquettes.
J’ai toujours ressenti en les relisant qu’il y avait là sans doute le meilleur de l’oeuvre en prose de Jean. Des textes le plus souvent courts, drôles ou mélancoliques et parfois désespérés qui disent et le disent si bien, son attitude face à la vie : lucidité, humour, désespoir, et surtout refus. Refus de s’intégrer à la société marchande, de faire ce qu’il faut pour "réussir", pour répondre aux impératifs d’un monde qui juge en termes d’argent, de normes. Pour lui, il fallait "Savoir perdre mais perdre vraiment pour laisser place à la trouvaille" comme il disait après Apollinaire
"Désordre consenti" a été écrit à partir de 1960 je crois, je n’en suis en effet pas sure car nombreux sont les textes qui datent d’avant notre rencontre soit avant 1962. D’autres ont été rédigés aux Etats Unis ou sur le bateau en rentrant de San Francisco et ensuite à Rochetaillée ou à Berea et l’un d’entre eux : "le feu et les fous", à Saint Alban en Lozère où Jean fut hospitalisé quelques semaines au début des années 70. Ils correspondent donc à des périodes très différentes de sa vie et en sont d’ailleurs le reflet. De plus en plus noirs. A la fin, l’humour ne parvient que rarement à transcender la vie quotidienne.
C’est encore plus vrai de L’Enfer de la Phobie, dernier recueil du livre, rédigé pendant les cinq dernières années de sa vie. Il se sentait alors de plus en plus seul. Sa santé se détériorait. L’humour ne venait plus que rarement à son secours. Mais ce sont sans doute les plus poignants et les plus beaux poèmes en prose qu’il ait écrits. Ils ont déjà été publiés par Michel Chomarat en 1990 en édition de luxe accompagnant douze linogravures, mais tirés à 175 exemplaires seulement. Je remercie ici Michel Chomarat d’en avoir autorisé la publication afin qu’un public plus large puisse le découvrir.
Alors que, comme le disait Jean de sa peinture, pour expliquer le peu d’oeuvres réalisées cette année là : "il y a des années où l’on n’est pas en forme", ce n’était pas vrai de l’écriture car toute sa vie il écrivit quasi tous les jours, sur des bouts de papiers épars, écrits au bistrot ou à la maison et jamais avec la perspective d’un ensemble homogène. Les dates en sont d’ailleurs très approximatives car les textes à peine écrits, je me contentais de les entasser et lorsque j’avais un peu de temps, de les taper et de les rassembler. Jean les relisait, les corrigeait et les titrait ensuite
Par contre, les textes les plus anciens sont eux beaucoup plus homogènes car souvent écrits sur commande avec un but précis. Il est vrai que si il y avait commande il était rare que Jean termine le projet dans les délais fixés. Et que le texte soit publié. Parfois, plus prosaïquement, parce que l’organisme ayant demandé le texte, l’avait refusé. C’est le cas du texte sur Cocteau qui fait partie de ce recueil. C’était à la demande de la radio qu’il avait entrepris ce travail. Pour le réaliser, Il avait rencontré Cocteau à plusieurs reprises. A l’époque, il travaillait à la Cinémathèque Française et ses champs d’intérêt étaient principalement la poésie et le cinéma dans l’oeuvre de Cocteau. C’est pourquoi "Le sang d’un poète" l’a tout particulièrement intéressé. Pourquoi fut-il refusé ? Je ne sais. Peut-être parce que commencé sous forme de dialogue pour mieux coller au style de la radio, il le poursuivit ensuite sous forme poétique.
Jean n’a jamais écrit de roman quoique en ayant toujours le projet. C’est en songeant à utiliser les expériences qu’il vivait qu’il entreprit à deux ou trois reprises de rédiger un journal et ce dès la fin de l’adolescence. Le premier texte publié ici est un fragment d’un journal daté de 1945. Jean avait 18 ans à l’époque. Plus tard, il en commença d’autres mais jamais bien longtemps.
Terminons par ces quelques mots de Jean : "Mais baste Il n’est pas moins urgent de hanter d’abord la nuit et de faire le bilan de ses essentielles obscurités".