A revoir des photographies de Jean Raine à l’âge de vingt ans, je découvre un peu tard que nous nous ressemblions. Nos visages sont semblables, l’oeil rêve, ne rêve pas, cherche à boire le monde ou bien se laisse aller. Dès la première rencontre, c’est déjà l’amitié. Des atomes fusent, nous bombardent, nous traversent, attendent une réponse. Suit l’échange, la bourrade, le sourire. Nous ébauchons nos vies. Et tout croît, et tout monte.
Trop ténus, ces profils pour en faire le dessin. Des duffle-coats jumeaux, de longues écharpes de légionnaire, de baroudeur, de marin nous protègent, comme si Paris était une tempête. Pour nous deux, les mêmes regards tendres, la même houppe d’oisillons tombés de nids voisins. Pour lui, bouche gourmande, cherchant que becqueter, front large, haut, en péril de calvitie naissante. Un beau front à la Poe.
Tout est encore diffus dans cette ville où nous sommes, aimants et réfractaires, partagés entre Léon Paul Fargue, Miller, Rimbaud. Nous sommes deux mécanismes en voie de mouvement sans que rien ne prédise qu’ils marcheront un jour.
Parfois Jean fait naître des images, un grand concert d’images. Comme si la terre ne pût offrir des feux équivalents à ceux qu’il souhaite, dans ce gris de misère qui nous couvre comme une chape. Il se noie de couleurs aquatiques que survolent ondes et radiations, dans un froissement d’ailes difficile à transcrire. Suit alors un chahut mémorable, un grondement de mondes en fusion. Dans ce petit bistrot qui réduit notre faim, le voici qui brandit l’étendard d’une vieille révolution. Actuelle, vitale. Un étendard broché qu’il agite gaiment, comme personne jamais n’a fait trembler de livre, ce fameux "Manifeste" dont Aragon disait, dès 1924, "qu’il était un vertige de plus" (...) "fils de la frénésie et de l’ombre". Pour Jean, il sera une conduite, un mode d’existence.
Me voici averti et presque sur mes gardes. Ce monde n’est pas le mien. Breton, Adamov, Léautaud, Aragon, Giacometti, Cendrars que je croise sans oser leur parler me semblent, la crinière en bataille, macroméliques. Me voici tout petit. Pour Jean, au contraire, c’est le temps de ce grain qui affirme ces glumettes qu’on lance à Bruxelles, terre d’or et d’esprit qui depuis tant de siècles nourrit l’imaginaire. Introduit dans ce nouveau cénacle de Breton, de Michaux, de Masson, de Victor Brauner, de Matta, pourra-t-il se poser en suiveur, en héros ?
Deux tout petits poètes, avec chacun notre petite fiole en poche, qu’il serait vain d’échanger. Nous sommes semblables, oui, mais différents par notre démarche et notre rapport au monde. Moi romantique attardé, lui déjà anarchiste, pas encore suicidaire. Pour lui, pour moi, vient le film. Le poète vient armé, avec dans le coeur les grands noms de chez lui : Storck, Hasaerts, Ghelderode, Magritte, Delvaux, avec lesquels il fait oeuvre, références qui le mènent à la Cinémathèque Française. De Breton à Langlois, il va de pape en pape, trouve là provende semblable à celle de Nerval, collaborant à la "Revue des Deux Mondes".
Tout cela est bon, qui nourrit, écarquille les yeux, fait aimer les peintres de l’espace filmique, lui fait prendre auprès d’eux des leçons qui bousculent les préceptes des vieux théodosiens, apprendre à dire comme Hugo, "Je vois de la lumière noire". Il étudie Dreyer, Eisenstein, Poudovkine, de sacrés mesureurs. Il aime Flaherty, Ivens, Cavalcanti, tous leurs rêves d’images et bien loin d’être rêves, des traces considérables, lui qui n’est que passant.
Ici, pas d’autre pigment que celui que vole la gélatine. Démunis de couleur, les nouveaux visionnaires disent que l’on peut très bien vivre de noir, de blanc, d’ombre, de lumière ; d’une lanterne plus vieille que le siècle. Et je vois Jean le nez debout sur les toundras, les pampas et leur ciel, leur paysage réduit à deux gris différents, sans jaune, sans bleu, sans blond et sans corbeaux. Ici, ni diables, ni monstres n’affleurent, ni rien qui dise la vie qui est dessous. Est-ce donc cela le monde, ou son archétype ?
Jean parle : "Je voudrais pour être simple distinguer entre la représentation et la vision (...). La vision - au sens scientifique mal compris du terme - a pris le pas sur la représentation qui donne à l’oeil le privilège d’interpréter ce qu’aucune science objective ne donne à voir. L’oeil est un organe merveilleusement imparfait. Sujet aux illusions, il ne fournit à notre besoin de connaissances que très peu d’informations utilisables (.....) Ma vanité de peintre est, par le truchement de l’oeil, de tromper l’esprit en éveillant des phantasmes. Les phantasmes, nous les trouvons dans leur état naturel, mais il est en notre pouvoir d’ajouter, par notre cérébralité, aux images qui sont les illusions dont notre inconscient réclame l’existence (...) Pour voir ou pour savoir, un microscope électronique me devient un instrument indispensable."
Avant 1957, il n’y a pour Jean Raine que très peu de ligne peinte, colorée. A cette date, Lang, Murnau, Pabst viennent de le libérer, de rendre libres la main, le geste, le pinceau qui vont enfin le mener vers une confession nécessaire - mais encore incertaine - occuper une pupille qui le jalouse d’avoir voulu vaincre le rêve. En 1957, le microscope sorti de son étui se change en lunette d’approche. Un jeu de bagues subtil lui permet de mieux voir, quoique tout s’éteignît, se fondît dans des masses stellaires et le conduit très loin, comme ces bulles irisées qui enchantent les enfants. Une quête effrayante. Une préhension impossible. Une vie de combat.
"On peint à mille coups reçus, à recevoir" écrivait Staël, dans une lettre postée de Sicile. Ici tout est semblable, la rencontre, le conflit, l’orgueil. Celui de chercher à voir au-delà du regard, de se perdre en matière. Le temps pour Jean d’énoncer un arrêt ou de régler un compte. "Il est temps d’en finir avec ce que le monde représente pour nous".
En corollaire, dans l’oeuvre du poète qu’il fut, une quête lointaine, profonde, hors de bêlements, de bégaiements qui cherchent leurs idées. "La dialectique entre pensée et action, action et langage s’estompe à mes yeux complètement au moment où ma vie se dissout dans la création. Aux autres de décider s’il y a discours ou simplement trace d’un geste impulsivement éphémère" (....) "des gestes armés de pinceaux me font battre le coeur par automatisme ou totale incapacité de vivre une vie qui soit un vrai néant".
Entre ses Grâces : Poésie, Cinéma, Peinture, le triangle d’or se change en triangle des Bermudes.
"Je voudrais n’avoir jamais existé, gommer toute trace de ma présence sur cette planète. Mes peintures sont des paravents, masquent ma misère et ma ruine. Mes poèmes sont les fragments d’un miroir brisé qui fait le désespoir de Narcisse... Ma religion, être ébloui par le pur éclat du néant".
Voici où nous en sommes après quelques décades où "ceux qui l’aiment deviennent de plus en plus rares et balancent des bouées dans des océans qu’(il) ne fréquente pas". De coques en abysses, je choisis cette phrase. "Le cul sous la ligne de flottaison, je laisse aller ma bouteilles, sans croire à la dérive".
L’alcool certes.
Mon amitié, vivante jusqu’à ce que je ne sois plus, répugne à en parler, même si je sais quels effrayants moments il fit traverser et traversa lui-même. Et puis, c’est faire injure à l’oeuvre de la noyer de vin. A l’oeuvre, mais aussi au pigment, au geste, à la volute, à la courbe baroque héritée de Rubens, au pinceau qui par une sorte de miracle, n’a jamais dévié. Comme Mazeppa, pour Pouchkine, héros épris de gloire, de liberté, pour Hugo, figure d’inspiration, Jean Raine, nu comme le cosaque, debout et sans cheval autre qu’un rêve insensé, penché sur une toile toujours à même le sol, l’échine déformée, abandonné par les manipulateurs d’en haut qui le laissent à son sort, construit le miroir qui le sauve. Et il est Narcisse autant que Mazeppa.
Qu’il peigne, hésite, se refuse à peindre, se reprenne, l’alcool l’éclaire, l’éteint, le caresse, se désiste, se moque. Le bras, lui, poursuit, riche de vertige, de mort, de rien. L’alcool fut sa perte comme il fut son salut. Jean Raine alla plus loin que le reste des hommes, lui qui fut presque au bord de la compréhension.
Le vin détruit l’organe, indiffère le génie. L’organe s’accommode ou refuse, c’est de peu d’importance. Le génie, lui, tend un tapis d’apparat, long, rouge, illimité. Un rouge différent. Ces deux fronts que j’ai vus autrefois en calque superposé appellent encore la plume d’Edgar Poe : "Je soupire après la pitié de mes semblables. Je voudrais les persuader que j’ai été l’esclave de circonstances qui défiaient tout contrôle humain. Je désirerais qu’elles découvrissent en moi quelque petit oasis de fatalité dans un Sahara d’erreur". Pour Jean Raine, pas d’ascendance. Une quête seulement, responsable.
Baudelaire écrivait : "Il ne buvait pas en gourmand, mais en barbare, comme accomplissant une fonction homicide. Ce n’était pas le goût du breuvage qui l’attirait. Il saisissait un plein verre, sans eau ni sucre et l’avalait d’un trait, sans le goûter". De qui nous parlait-il ?
Delirium Tremens. Entre l’écrivain d’hier, le peintre d’aujourd’hui, cent vingt ans d’intervalle, des océans de vin, des chapelets d’asiles. Pour eux deux, un désespoir jumeau qui ne plaisante pas, comme le fit Hoffmann, de déchéance physique, morale, ou comme Quincey, qui regrettait d’avoir bu bien trop tard.
Et puis comment retrouver Jean sans retrouver Socrate qu’il aimait prolonger, de l’ironie, de l’interrogation ? Une ironie toujours circonstanciée, reprenant les erreurs d’une éducation légèrement acquise, montrant aux héros du pinceau, de la brosse, aux "faiseurs de peinture", où était le courage.
Nietzsche présentait Socrate comme un monstre, un être dénué d’instinct de vie. Ceci, pour être mort comme une raison pure. Jean mourrait à peine autrement ; d’une ciguë diluée qu’il n’eut pas le courage de boire d’un seul coup.
Que peut-on dire au-delà de sa mort ? Qu’il put être condamné, l’hérétique, pour son insolence ? Raine fut tragique mais truculent, rabelaisien aussi - par ce discours qui honorait d’autres dieux, offensait les idées générales, menait à des réminiscences secrètes et inconnues de nous. Elles l’étaient en effet. Elles nous sont profitables par cet ébranlement qui dénude notre chair.
1983. Un matin, en Italie, Berea, sur la côte Ligure. Nous nous levions très tôt. Pour moi, c’était l’heure de couper son vin d’eau. Il souhaitait ce geste, buvait.
L’aurore. Son cortège d’arbres ressuscités, ses jeunes coqs qui cherchaient leur trouée. Dans cette aurore copiée sur Friedrich, le bruit d’une belle dégringolade le long de l’escalier. Tout ce qui habite le monde d’en dessous - chimères, elfes, griffons, et autres diablotins qui l’avaient rejoint pour la nuit, glissèrent de marche en marche, bras et jambes défaits, atrophiés, comme ceux des "Anges rebelles" qu’on peut voir à Anvers, du pinceau de Bruegel. Foetus vieillis, vieillards utérins, ils tombaient tous en grappe, jusqu’au ravin où ils disparaissaient, avalés par la terre.
Jean les suivit de l’oeil, se redressa, sourit, exorcisé, libéré. La fin d’un asservissement.
Vint l’oiseau. Un petit oiseau et son chant, ténu, timide, comme s’il n’était pas temps de piailler à tue-tête. "Le plus grand éloge que l’on puisse faire à un poète, disait Poe, c’est dire de lui qu’il voit avec l’oreille". Et Jean voyait l’oiseau, disparu, envolé. C’était un signe de la terre, l’oiseau.
J’ai vu chez lui un sourire d’enfant.
Là, dans une cuisine, sans repas qui comptât, naissait le dialogue qui va suivre, arrosé de côtes de Provence, du Lubéron, d’un vin de table de la Drôme. Un vin millésimé n’eut pas conduit à un meilleur discours.