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Poèmes à peine poèmes (1958)

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DIX ANNÉES
Là-bas sous les cocotiers, les singes, après une nuit de sommeil ouvrent leurs yeux mourants sur le jour qui se lève.
dix années, dix années de ma vie pour dormir une nuit de singe.

TOI
Je te dis tu quand tu te donnes
et vous quand tu es toi
tutoyer dieu vouvoyer l’homme
marcher haut voler bas

INFINITIFS TÊTUS
courir pour échapper aux jolis chapeaux
s’élever en grade dans de troublants ballons
s’éveiller papagou
payer de paralyse sa pâte de pomme
et devenir peureux pour redevenir homme

REDOUTABLES RÉSOLUTIONS
Couper d’eau les infinitifs trop désirables
priver la grand-mère de son châle
ne pas y aller de main morte
être sujet à la chlorophylle
guérir de ses mamelles le silence général
travailler jusqu’à la ceinture
être à tu et à toi avec un épouvantable événement
raser sous les bras une belle douzaine d’escargots
asséner un coup de rame sur le crâne des galériens
épiler soi-même la chaise du mérite
stopper net toute évacuation en décembre

LE MYTHE
Un jour un âne qui pourrait l’attester
se prit d’hilarité en croquant une pomme
point n’est besoin d’être homme
je lus dans son regard qu’il avait deviné

LA MARÉE
Pouah la mer crache
la mer crachi-crachat
la mère bourrasque
la mer en veux-tu en voilà

la mer est de comète
et madame a raison
madame a raison par dessus la tête
d’être madame et de n’être pas là

madame est un sac à puce
madame est un sac de noix
elle a raison par dessus la lune
et par dessus tout elle est de bonne foi

pouah la mer est honnête
elle ne prend rien qu’elle ne rende
les noyés ont-ils l’air bête
de s’en aller pour si peu de temps

L’AVANT-DERNIÈRE BOUTEILLE
Encore un petit verre
bois Socrate
il est forcé que l’homme soit pathétique
et s’enrichisse le foie de toxiques
bois
encore un petit verre de poison
à la santé de ton médecin
à ta santé sans lendemain
bois bois
sois raide comme la planche
dont le feu fera de la cendre
tu ne mourras pas assez vite
bois bois
bois Socrate bois

Des profondeurs superficielles
Et si j’étais parti lassé de vous attendre
et si j’étais parti sans revenir vous prendre
et si j’étais parti parti parti parti
et si j’étais parti je serais revenu
vous dire adieu merci
et noyer en silence votre ombre au fond d’un puits

VICISSITUDES
Si toutes les mauvaises langues si le rêve et si l’action
si demain
si tous les calcifs du monde
ceux de l’armée allemande au soleil du matin
si tout pendait comme eux sur les mollets du monde

au percutant soleil dépérit la raison

si rien n’était parfait
si j’étais mort pour elle avant de la connaître
si vous étiez m’amie demain pas aujourd’hui
l’organe à jouissance en toutes positions
les choses si petites qu’on découvre à tâtons
téton joli voilà bien un crâne chauve
la marche à reculons sur le pont des soupirs
et ce petit sourire en forme de braguette
convenez qu’avec vous je ne mâche pas les mots
Hélas il faut rester honnête et vous connais-je assez

chantez petits monstres que l’amour a bercés

si tout à coup j’étais votre ombre à la sauvette
si vous étiez celle qui fuit
et si vous reveniez venant d’un autre monde
et si bien malgré vous et que vous soyez blonde
je vous avais suivie
diriez-vous encore si

DOUCEUR OPÉRATOIRE
La vis sans fin de l’écoute
fore à vif et à flan de bidon le vide sonore
de la déroute
or voici que paraît l’animal dit grelette
agitez agitez
agitez la sonnette
apothéosez étendardement
le suprême recours au sang frais qui ruisselle
à tout ce qui se dit de la bouche à l’oreille
tandis
que le jour crève égorgé par la nuit

LES OPPORTUNITÉS
Le printemps de ma joie
dans la joie qui bourgeonne

la joie en gerbes folles
dans la joie de l’été

la joie lourde des siestes
sous les prunes d’automne

aux gants blancs de l’hiver
la joie de te givrer

HERBERT HOOVER STREET
Je te dis adieu
je le dis pour la vie
et dans un ciel comme à coeur menacé par les eaux
et l’envie de pleurer des mots encore plus simples
incertains et plus beaux
écoute le galop des lointains belvédères
et revois-nous enfant marchant main dans la main
dans la rue où fut assassiné ton père
et où mourut le mien

Nous n’irons plus au bois
par un si court chemin

DÉDICACE
Dans tes yeux grands déjà élargis par la brume
ta douceur murmurait que tu n’aimerais pas
pourtant tu souriais
lorsque ta voix enfin défit le lien d’écume
tu ne retenais plus ma main du bout des doigts

ainsi s’en vont les grands navires
le regard aimanté par le nord d’un amant
joue contre joue
joie contre joie
dans l’amour qu’un amour promis à la survie
fut à quai tendrement dans le port de mes bras

ainsi s’en vont en haute mer
ainsi s’en vont les grands navires
la coque à nu et comme à vide
les gréements déployés épars et nonchalants
cheveux blonds dénoués pour peu qu’on s’en soucie
sinon par moi ou par le vent

COMPTINE DU PÈRE UBU
D’un beau Nibu nous ferons un laid Nibu
d’un laid Nibu nous ferons un beau Nibu
ainsi de Nibu en Nibu beaux ou laids
nous prouverons que parmi les Nibu
aucun Nibu ne se tient pour un être parfait