Pour expliquer, sur la scène mondiale, la naissance simultanée de mouvements de jeunes tels les Hooligans en Tchécoslovaquie, les Provos en Hollande, les Hippies aux Etats-Unis, on serait tenté d’invoquer des causes d’ordre général et de les tenir pour une explication globale suffisante. Alors, comme le dit Teilhard de Chardin, que la masse humaine s’ankylose et que la société écrase de plus en plus l’individu, une panique semble s’emparer de la jeunesse et la plonger dans un commun désarroi.
Cependant, à s’en tenir à des généralités, on risque de méconnaître des facteurs d’une réelle importance. Car il faut bien le constater, les problèmes s’individualisent en raison directe du climat propre aux différentes sociétés atteintes par le malaise.
En fonction des cultures, la révolte emprunte des voies différentes et rien ne serait plus arbitraire que de mettre le Provo, le Zazzeroni, le Raggaren, le Chuligan et le Hippie dans le même panier. Dans le cas des Hippies, une première caractéristique spécifique à mettre en évidence est l’ampleur que revêt le mouvement. Des chiffres éloquents sont avancés - on parle de 500.000 adhérents - mais peut-être sont-ils en dessous de la réalité : quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, pays du conformisme social dominé par l’idéal conventionnel de l’Américain moyen, une étrange population, comptant en majorité des individus de 14 à 25 ans, rejette les valeurs établies et témoigne d’une esprit de contestation à l’échelle nationale.
Les Bohemians et les Beatnicks, comparativement peu nombreux n’avaient ouvert qu’une voie. mais avec les Hippies le phénomène revêt une intensité telle qu’il ne se passe plus une semaine où la Presse ne consacre un reportage ou une étude aux problèmes que pose le non-conformisme outrageant de cette jeunesse.
Ces problèmes, en effet, ne laissent pas d’être complexes. Sujets à des interprétations contradictoires, ils éveillent cependant de larges courants de sympathie qu’un Européen sera tenté lui aussi d’adopter, sans se soucier du fait que la société américaine ne ressemble pas à la nôtre et que ses valeurs culturelles sont différentes, ce dont nous allons tenir compte en définissant les origines, le style de vie, les moyens mis en oeuvre et les buts du Hippie et en dépeignant le décor dans lequel il a choisi de vivre.
LE DECOR
De tous les centres disséminés dans les Etats-Uns, où des communautés hippies se sont établies, San Francisco est le plus important. L’attrait de l’Ouest et en particulier celui de la Californie, ont joué, comme ils jouent pour les petits rentiers désireux de terminer leurs jours dans une paix relative. De plus San Francisco se targue d’être la ville la plus européenne des Etats-Unis, la plus ouverte peut- être la moins vulnérable aux stress de l’american way of life. Ces raisons suffisent sans doute pour expliquer l’attrait de Haight street et l’afflux continu d’individus fascinés par la vie qui l’anime.
Lorsqu’on parcourt Haight street pour la première fois, on ne peut manquer d’éprouver le choc d’un pittoresque insolite. La rue est parallèle au Golden Gate Park, sur un segment qui offre des pelouses compensant l’absence de jardins que les maisons, vastes pour la plupart, ne possèdent pas. Quartier jadis opulent, habité par de riches banquiers, maintenant royaume d’une bohème qui le métamorphose. Les boutiques sont nombreuses. On y écoule de la camelote mexicaine et en majorité tous produits exotiques propres au dépaysement : bâtons d’encens, pierres, racines ou bois flottés, amulettes, colliers ou grelots.
Un peu d’artisanat, notamment celui de la sandale, que portent les hippies trop sensibles pour marcher pieds nus ou pour supporter les rigidités de la botte. Des magasins d’affiches, dont l’abondance témoigne du succès d’un style nouveau, s’ouvrant largement sur la rue tandis que la "boutique psychédélique", sombre et exiguë, jalouse de son mystère, se replie sur elle-même et joue l’office de lieu sacré.
LA NATURE DU HIPPISME
Le premier étonnement passé, devant la concentration d’êtres humains qui hantent ce décor, les uns déambulant avec nonchalance, les autres couchés ou assis sur les trottoirs, une foule de questions assaillent l’esprit de l’observateur. D’où viennent les Hippies ? Quels facteurs cimentent la communauté qu’ils forment, la vie tribale qu’ils mènent ?
Quelle signification a pour eux leur manière si ostensiblement provocatrice de paraître, notamment leur façon de se vêtir, de porter le cheveu long, la barbe hirsute, le poncho ou simplement la couverture drapée sur les épaules, la guenille la plus loqueteuse, le vêtement le plus crasseux, le costume de trappeur ou celui de l’indien. Y a-t-il là seulement frénésie exhibitioniste, masochisme et outrance ou bien symbole et, pour tout dire, message, langage qui se veut signifiant ? A l’heure actuelle, de nombreuses enquêtes permettent de répondre à ces différentes questions, bien que l’on soit en présence d’un phénomène en pleine évolution qui par dégradations successives a perdu beaucoup de sa pureté originelle, nous verrons bientôt pourquoi.
A l’origine, il ne fait aucun doute qu’une protestation réfléchie, une conscience mûre et critique aient présidé à la naissance du mouvement de contestation dont est issu le Hippisme. Ce mouvement est né dans ce qu’on appelle la "middle class", monde de petits bourgeois, souvent puritains, en tout cas conformistes, pour lesquels l’argent est synonyme de respectabilité. Ce monde, en outre, fournit en nombre considérable les cas de familles désunies où les divorces fréquents exposent les enfants aux troubles de l’évolution qui font les caractères instables ou névrosés.
A ces facteurs d’ordre familial s’ajoutent l’hypocrisie sociale qui en est le complément : une croyance en une pseudo-démocratie, plus mythique que réelle ; volonté de pacifisme à laquelle la guerre du Vietnam oppose un démenti ; absence de toute vraie politique sociale, tant à l’égard des classes défavorisées que des noirs. Bref, divorce si grand entre le mythe officiel et la situation de fait qu’il n’est pas étonnant d’affirmer que, même s’il ne l’est pas effectivement, un hippie sommeille dans le coeur de bien des jeunes américains.
Le Hippie en effet oppose au régime en vigueur un refus catégorique. Refus sans nuance et trop catégorique sans doute qui pèche par manque de réalisme comme celui des utopistes du 19ème siècle ayant précédé la révolution socialiste. En se vêtant de guenilles et en mendiant dans la rue, le Hippie dénie son pouvoir à l’argent, fait profession de pauvreté dans un esprit quasi évangélique. Son mépris de l’hygiène est le contre-pied d’un monde stérilisé. Sa volonté d’une vie communautaire s’oppose à la solitude égoïste dont pâtit en conséquence de son genre de vie l’américain moyen. Telles sont les plus manifestes attitudes dictées par le non-conformisme qui se traduit, est-il besoin de le souligner sur un mode malgré tout primaire et assez infantile. S’il en faut une preuve autre que vestimentaire, il n’est que de voir l’engouement suscité chez les jeunes, parfois dès l’âge de 14 ans.
Ces jeunes sont le plus souvent déserteurs des écoles et il n’est pas exagéré d’affirmer qu’ils comptent en majorité des éléments incapables de supporter la scolarité normale pour des raisons personnelles ou familiales. Pour eux la révolte se double à peine d’une réflexion ou d’une recherche de valeurs positives susceptibles de remplacer celles que l’on veut renverser. Encore que "renverser" soit un grand mot pour caractériser une contestation qui se fonde sur l’amour et la non violence, qui est assez propre à la psychologie américaine dans son ensemble. La violence appartient à un passé récent qu’on s’efforce d’oublier et, bien que la compétition sociale joue âprement, l’agressivité dans les rapports interpersonnels se désamorce.
Rarement la contestation ou la contradiction s’expriment avec la vigueur des passions. Cependant, il serait injuste de ne considérer que les aspects négatifs du bilan car sur le plan de la sensibilité comme sur celui de l’esprit le hippisme tend à promouvoir des valeurs de remplacement. Les deux principales sont l’Amour et la Drogue, la première étant impliquée par une sanctification de l’individu et la seconde étant une tentative de libération d’ordre spirituel.
L’AMOUR
En ce qui concerne l’amour, rien d’étonnant à lui voir accorder une place importante dans le système. L’amour fut de tous temps un des ressorts fondamentaux animant les religions ou la pensée des grands réformateurs. L’important cependant est de savoir sur quoi il se fonde et sur quoi il débouche. Dans le hippisme, à l’inverse des religions dont il semble cependant avoir la nostalgie, aucune transcendance bien définie ne le sous-tend, pas plus qu’il ne débouche sur la spéculation proprement philosophique ou n’a de prolongements sur le plan politique. On chercherait en vain dans Haight, pour le moment du moins, des Marx, des Trotsky, des Sartre ou des Breton, en un mot des penseurs dont les idées, pénétrant insidieusement le savoir commun l’informent et le mûrissent.
Cet état est-il transitoire et dû seulement à l’anti-intellectualisme qui prévaut pour le moment ? La question se pose, mais elle est d’importance car il n’est pas dit que le hippisme ait la longévité qui lui permettra d’engendrer ses philosophes et ses théoriciens.
L’amour ne débouche pour l’instant que sur un obscur mysticisme, un hindouisme notamment qui n’est qu’une superficielle valeur d’emprunt, et l’aspect d’une recherche inconsciente de mythes pas encore nés. Sur le plan pratique néanmoins une éthique nouvelle s’impose : là où la morale traditionnelle semble devoir être l’objet d’amendements. C’est ainsi, tout d’abord, que le comportement sexuel bénéficie d’une liberté qui se traduit en actes : il se déculpabilise, et se soustrait aux règles de cette "middle class" que la génération hippie qualifie de freudienne.
Dans la rue, le couple s’affiche ; on s’embrasse publiquement. Les liaisons prévalent sur le mariage, soit sous le signe de la liberté la plus grande, soit sous celui de l’amour exclusif. Autre implication sur le plan de la sublimation sociale que cette générosité et entraide, cette tolérance, cette gentillesse qui s’introduisent dans les relations humaines. Elles sont de règle dans la communauté et elles teintent les rapports interpersonnels. La personne est sacrée. Poussée jusqu’au paradoxe, cette attitude est celle qu’adopte le Hippie lorsqu’il traite avec le monde auquel il s’oppose. L’amour généralisé l’accule à la non-violence et l’incline au respect de l’ordre établi. Pour convaincre il croit à l’efficacité du sourire et ira jusqu’à offrir des fleurs aux policiers qui exercent sur Haight une surveillance vigilante.
A ce point, on peut se demander s’il n’y a pas complaisance ou lâcheté, comme dans le fait d’oublier que Jésus avait, non sans vigueur, chassé les marchands du temple. En tout cas cette inflation de l’Amour donne à la société américaine quelque assurance. Elle n’est menacée d’aucune révolution et la subversion dans cette forme non agressive se laisse aisément endiguer.
LA DROGUE
Avec le culte rendu à l’amour sous toutes ses formes, l’expérience de la drogue représente le deuxième facteur important qui sédimente la communauté psychédélique. Le L.S.D.25 - qui n’a pas fini de faire couler beaucoup d’encre - occupe dans la consommation des hallucinogènes une place privilégiée, bien qu’apparemment s’étende l’usage d’autres stupéfiants, pour lesquels la maffia trouve providentiellement un marché nouveau et des consommateurs avides. Certes, la pratique des hallucinogènes est tout d’abord une manière de braver les lois, à ce titre, elle donne lieu à un militantisme pour rendre légale la pratique de substances dont certains experts officiels prétendent d’ailleurs qu’elles ne sont pas plus toxiques que l’alcool et le tabac. Ainsi la marihuana, cette herbe dont les hippies souhaitent que la Californie soit toujours verte et le L.S.D., qui pourtant s’avère pourvoyeur des hôpitaux psychiatriques, sans qu’on sache vraiment si ses effets ont un caractère passager ou durable
La drogue répond avant tout au besoin spirituel de vivre une expérience ineffable, même au prix des traumatismes que parfois elle engendre et d’abolir les formes contraignantes de la pensée rationelle. Sur le plan de l’ineffable, des témoignages assez nombreux mettent en évidence le fait que l’expérience possède une composante mystique. Il n’est pas rare d’entendre dire que la drogue mène à Dieu, comme si la perte de conscience devait conduire à découvrir une transcendance concevable seulement au prix de l’abolition de toute rationalité. Cette forme de religiosité qui va à contresens d’un véritable humanisme est à mes yeux la plus primaire et la plus mutilante. De fait elle ne débouche que sur un théisme confus.
Un deuxième plan sur lequel l’expérience psychédélique veut justifier le recours aux hallucinogènes est celui du contact et de la communication. On sait en effet que la consommation de drogues donne lieu à des réunions plus ou moins nombreuses durant lesquelles le "trip" est vécu en commun. Il en résulte, au dire des intéressés, un sentiment de proximité intense, d’interpénétration des individus rassemblés, d’abolition de ce moi considéré à l’état normal, comme irréductible et foncièrement étranger à autrui. Mais on peut se demander, comme ceux qui ont eu l’occasion d’assister à l’une de ces séances, si l’on n’est pas dans le domaine de la pure illusion et du trompe l’oeil. En règle générale, un mutisme très grand pèse sur ces expériences collectives. La communication perd tout caractère verbal et se réduit à des échanges de regards, à des onomatopées ou à la cigarette qui passe de lèvre en lèvre. Il est probable que ce soit au prix de cette régression dans le mutisme et la passivité.
Reste à considérer un troisième plan sur lequel la drogue se trouve magnifiée : celui des sensations et visions esthétiques qu’elle procure, notamment, comme avec le L.S.D. ces perceptions violemment colorées d’un monde réduit parfois à des espaces où le temps est aboli. En un mot, ce merveilleux qu’Henri Michaux a qualifié de pauvre merveille car, pour qui sait regarder, il n’est qu’un ersatz de ce que l’Art donne à voir et à ressentir, moyen bon marché pour qui n’est pas créateur de se donner l’illusion de l’être et d’être le siège d’un jaillissement de merveilles. Il faut n’être pas artiste pour se laisser prendre à ce mirage et le préférer à ce que donne à vivre l’acte véritablement créateur.
L’ART PSYCHEDELIQUE
Ce qui se passe en fait est que l’expérience psychédélique ne débouche sur le plan artistique que dans des secteurs mineurs extrêmement limités. Elle n’affecte pas la poésie à laquelle elle n’a pas fourni, comme le symbolisme ou le surréalisme par exemple de moyens spécifiques. Dans le domaine de la peinture l’effet hallucinatoire se heurte aux mêmes difficultés de transcription ou de transposition. Comme la poésie, les formes picturales sont sans homogénéité et ressortissent aux tendances antérieures les plus diverses, le plus souvent de mauvaise qualité. L’affiche par contre reflète par des jeux savants de couleurs violentes et de déformations optiques un peu de ce que la drogue procure comme vision altérée de la réalité ; Cependant, elle se présente comme le paroxysme du baroquisme Moderne Style qui fleurit aux environs des années 1890.
Plus près de la réalité hallucinatoire sont à coup sûr ces projections lumineuses en couleur accompagnant les performances d’orchestres Rock and Roll au cours de spectacles offrant au public hypnotisé un substitut de la drogue. Ces projections lumineuses sont réalisées au moyen de liquides colorés auxquels les projectionnistes impriment des mouvements en étroit synchronisme avec la musique. Les murs sont ainsi tapissés de figures abstraites qui noient véritablement la salle et le public dans un bain d’images qui ne sont pas sans rapport avec celles que l’on a pu voir dans de nombreux films abstraits. Rien de foncièrement original en somme sinon les dimensions du spectacle et l’intensité d’une musique que les amplificateurs dénaturent et qui dégénère en bruit assourdissant.
Pour ce que nous en avons pu voir il semble toutefois que ce genre de spectacle, ou si l’on veut de cérémonie, conduise à l’extase un public en majeure partie passif, prostré dans un contemplation que troublent seulement de rares danseurs. La danse par laquelle s’exprime la participation dans les cérémonies collectives de presque toutes les civilisations, n’a ici que peu de place. Le spectacle est subi, comme un objet de pure consommation, ce qui me paraît bien une confirmation de l’absence de créativité qui, sur le plan artistique, caractérise la collectivité psychédélique.
L’AVENIR
Il serait téméraire d’hypothéquer le futur sans tenir compte de facteurs de la vie américaine plus larges que les aspects socio-économiques auxquels nous avons fait allusion jusqu’à présent. En particulier, il faut savoir que la conjoncture politique a sur l’existence du hippisme une influence certaine. S’il existe des radicaux, c’est à dire une gauche qui berce l’espoir de structurer un parti et d’avoir, par des voies légales, un rôle dans les réformes nécessaires, chez beaucoup d’américains, en raison des échecs subis par le passé, s’est développé un sentiment d’impuissance. L’apolitisme et la recherche de solutions individuelles en sont une conséquence, avec pour résultat cette conviction désespérée que si l’on ne peut venir en aide à autrui, il reste cet ultime devoir de se sauver soi-même et si possible de se grouper pour survivre.
L’hédonisme paroxystique qui peut en résulter est notamment une caractéristique de la communauté hippie et cette attitude risque d’apparaître comme la seule issue, aussi longtemps que l’action politique ne fera pas la preuve que la société est amendable. Il y a là une chance de survie pour la communauté psychédélique bien que nous croyons l’avoir montré, il faut constater que cette société est caduque, non seulement menacée de l’extérieur mais minée par des vices de constitutions et par d’autres, contractés au cours de sa croissance.