A l’initiative du Docteur Gaston Ferdière - si souvent présent dans les milieux où on se révèle le plus créateur, élargissant par de subtiles approches le champ traditionnel de la psychiâtrie - je me dois de relater aujourd’hui une expérience portant sur trois séances au cours desquelles je fis usage de psilocybine et d’acide lysergique sous le contrôle médical des professeurs Serge Crahay et Jean Bobon.
Serge Crahay dont la communication fut l’indispensable complément de la mienne a préfacé mon exposé avec la précision du clinicien. Il a relaté des faits, vieux de trois ans déjà, qui ne sont plus pour moi que souvenirs lointains, parmi d’autres, chargés bien sùr des réflexions que le temps m’a permis d’y greffer, mais nullement empreints d’émotions particulières, ni valorisés par des découvertes ou des sensations que l’existence ne m’aurait, dans d’autres conditions, pas permis d’éprouver.
Car enfin, ce que je me dois de dire est que ma déconvenue et ma déception auraient été totales si j’avais attendu des hallucinogènes une quelconque révélation : la grâce ou l’enfer d’un état dont nous possédons à l’heure actuelle de nombreuses descriptions qui n’ont rien de commun avec celle que je m’apprète à faire. Je pense évidemment à celles d’Henri Michaux que nous évoquerons parfois en nous référant, pour simplifier, à la petite étude d’Ajuriaguerra et Jaeggi. Je repense également aux observations que je fis ultérieurement (1966 - 1968) à San Francisco dans le quartier Hippy de Haight Ashburry, cf. mon étude in "Connaissance du Monde".
Mon propos sera donc un essai d’analyse des causes, je n’irai pas jusqu’à dire de la négativité, mais de la banalité d’une expérience qui promettait d’autant plus qu’elle devait se jouer sur le terrain de différents modes d’expression : soit la peinture, la poésie et l’écriture s’il me venait l’envie de tracer des signes ou des mots sur le papier, soit l’enrégistrement continu, sur bande magnétique, non seulement des réponses aux questions qui me seraient posées mais aussi de libres propos et de souples dialogues. Le dialogue est un moyen d’expression aussi riche que l’oeuvre écrite ou peinte. L’affirmation spontannée de soi dans la comunication prend même un poids supplémentaire du fait que l’on teste sa possibilité d’exister pleinement et de se sentir vrai face à autrui qui écoute, intervient, questionne, harcèle s’il le veut et vous juge.
Sur la valeur informative de mes propos nous avons laissé les témoins se prononcer. Mais, nous serons curieux ensuite de notre constat de connaître les réactions suscitées par notre propre réflexion.
Tout d’abord sur le plan physique, que je sache, rien de particulier à signaler si j’excepte l’entrevision de colorations sans grand éclat, une migraine passagère et légère au cours d’une séance (imputable peut-être à l’acide lysergique) et un empâtement de la parole comparable, en moindre intensité, à celui provoqué par l’alcool. Sur le plan verbal, l’impression que je conserve est celle d’une conversation familière : réponses aux questions qui m’étaient posées sur l’évaluation du temps, sur la perception de l’espace et les sensations que j’éprouvais ; gloses en marge des tentatives graphiques, évocations de souvenirs ou tout simplement discussions ayant trait à l’actualité de mes préoccupations quotidiennes. Il n’y eut ni éclair, ni trouvailles, aucune recherche particulière de l’expression par laquelle la poésie s’efforce d’exprimer l’inexprimable, pour la simple raison que rien d’inexprimable, rien d’ineffable, ne mit l’expression au défi. A aucun de nos rendez-vous, la poésie ne fut présente.
Quant aux dessins, une quinzaine environ, que j’exécutai selon ma technique habituelle (c’est à dire à l’encre de chine sur papiers de grand format, 150 x 100 cm) ils furent à mon sentiment, médiocres et bâclés, tracés sans conviction. Je ne peux en effet peindre à ma satisfaction que dans la solitude où je trouve le temps de la réflexion, des hésitations, des impulsions brutales et des choix. Ce besoin de solitude est sans doute le vestige d’une timidité ayant ses origines dans l’enfance, timidité avec laquelle j’ai encore à compter et dont je dois combattres les effets. Je suis porté à considérer cette paralysie du pinceau sous le regard d’autrui comme une forme dérivée d’agoraphobie. En raison de cette inhibition s’explique une de mes prédispositions à utiliser l’alcool comme neutralisant auxiliaire précieux d’une vie où l’on est en représentation presque constante et que le timidité menace, comme il en fut chez Montesquieu et chez bien d’autres au point de la leur rendre parfois insupportable.
Ceux que le sujet intéresse trouveront d’intéressants documents compilés par Dugas dans son essai paru en 1937 chez Alcan : "Les Timides dans Littérature et dans l’Art".
Quoi qu’il en soit, c’est dans le calme que mes compositions picturales se structurent, s’harmonisent et que se fabriquent - j’insiste sur le mot - les nervosités, les impétuosités, les brutalités pouvant faire croire à tort que ma manière de travailler est fondamentalement impulsive. Ajoutons à ces précisions que je commence sans plan établi, sans idée préconçue d’un sujet qui s’élabore au cours d’un travail qui consiste aussi longtemps que possible, à vivre l’inconnu, à jouir du pur plaisir du graphisme, à opposer des noirs et des blancs, des vides et des pleins. Dans ces conditions, étonnerais-je en disant que je fuis l’émotion plutôt que je ne la cherche. Et de plus, que jamais je ne peins sur commande. Ce qui tient lieu d’inspiration est une latence mobilisant mes forces de sang-froid en vue d’une création qui débouche sur l’invention véritable. C’est pourquoi, j’impute mon insatisfaction au climat perturbateur de l’expérience, les hallucinogènes ne m’ayant ni empèché de créer, ni stimulé.
Qu’en est-il de la drogue ? Nous voici ramenés à la question essentielle de savoir pourquoi elle n’a pas produit les effets "qui portent habituellement sur l’humeur, produisent des illusions sensorielles et entraîent des perturbations du cours de la pensée et de la conscience du corps, du temps et de l’espace" (Ajuriaguera et Jaeggi).
En d’autres termes, pourquoi par exemple, dans le cas de la psilocybine la vision ne fut-elle pas parasitée ni le regard comme englué par le tableau qui s’offre aux yeux ; pourquoi n’y eut-il ni euphorie vide faite d’abandon de soi, ni d’effort pour raisonner, répondre et converser, effort qui eut paru inutile, ridicule ou gênant. Pourquoi d’autre part, avec l’acide lysergique, ne m’apparut-il aucune vision abstraite de nature géométrique et n’y eut-il pas alternance de phase d’intense animation et de ralentissement freinateur ? Ni de phénomène héautoscopique ? Ni enfin, aucun de ces effets qu’Ajurriaguerra et Jeaggi inventorient en discriminant pour chaque drogue ce qu’ils ont de spécifique ?
A tant de questions embarassantes nous serions, avouons-le, bien en peine de répondre, si une constation discrète, à mes yeux très importante, faite par les auteurs que je viens de citer ne nous mettaient sur la piste : "L’humeur engendrée, notent-ils en effet, se ressent de l’attitude de la personnalité devant l’imprévu, de l’adhésion préalable à l’idée de l’expérience, de l’espoir qui anime et sans doute de l’état d’âme du jour".
Considérons donc chacune de ces variables en vue de particulariser les valeurs qu’elle ont prises dans mon équation personnelle et envisageons en premier la notion d’adhésion préalable à l’idée d’expérience. Si j’entends par adhésion, la détermination de me prèter sans hésitation à l’expérimentation, avec une réelle curiosité des résultats, ma prédisposition ne peut laisser aucun doute. Cependant - ce sera ma première réserve - il m’a paru important d’aborder l’expérience en préservant ma manière habituelle d’être, de vivre, de sentir et de penser, c’est-à-dire de conserver notemment l’esprit critique en éveil : "adhésion" n’est pas synonyme de "complaisance". C’est un être réel, non un être factice, que j’ai voulu soumettre au test de la drogue. (Les deux premières expériences se déroulèrent à mon domicile, la troisième chez le professeur Serge Crahay).
Ceci m’amène à aborder le second point où décidément on s’aperçoit qu’en réalité, on sollicite au préalable non seulement une disposition d’esprit complaisante - puisqu’on nous parle d’un espoir qui anime - mais qu’en outre on préjuge des résultats - puisqu’on nous fait entendre à l’avance qu’à cet espoir répondront des effets imprévus. Je suis forcé de reconnaître, dans mon cas, que le scepticisme a pesé sur ma curiosité ; qu’il l’a empèchée d’être animée par un espoir et d’être convertie en attente. Pas plus que la communion n’a de sens pour un athée, pas plus je n’ai cru à priori aux révélations résultant de substances qui auraient magiquement et nécessairement levé le rideau sur l’inconnu. Pour tout dire, je n’avais pas la "foi", mot que je préfère à ceux d’"adhésion" et "d’espoir" employés par Ajuriaguerra. Le mot "foi" a le mérite d’être franc ; il correspond à l’état d’esprit du milieu dans lequel on fait des hallucinogènes un usage à coup sùr efficace et mystique.
Les drogués n’en font pas mystère : leur "foi" en les pouvoirs de la drogue est absolue ; aussi absolue, paradoxalement que la foi des gens non-concernés qui, sans en avoir l’expérience, accréditent les informations spectaculaires qu’on leur donne, en y réagissant par la crainte et l’aversion. Car tels sont la conjoncture et le fait important : la drogue ne concerne plus seulement ses adeptes ; elle marque l’époque entière et fait problème, ce dont les articles parus récemment dans la presse témoignent abondement.
Sous le couvert de mises en garde objectives, des articles à sensation sensibilisent l’opinion, suscitent les curiosités, ou éveillent les appréhensions. A quelle émotivité extrème conduit cette dialectique de la foi et de l’effroi ? Je doute pour ma part que ce climat permette une étude objective et sereine. Une sensibilisation trop grande s’est opérée, analogue aux épidémies psychiques du Moyen-Age, si bien qu’il devient difficile de savoir si les effets étudiés testent réellement les propriétés de la drogue ou plutôt l’état où l’homme s’est mis d’en avoir besoin ou de la redouter.
En ce qui me concerne, il est à craindre que, voulant me soustraire à ce climat passionnel, j’aie désinvesti l’expérience, au point de ne permettre à la drogue que d’agir sur une être immunisé par une trop distante curiosité. De plus, bien que je me sois illusionné aussi honnètement qu’il se peut sur l’éventualité d’une implication plus profonde de l’être, je suis resté, me semble-t-il, prisonnier de la facticité d’une expérience qui n’avait de fin qu’en elle-même, et ne mettait rien de vital en jeu.
Faut-il voir dans ces dispositions la cause suffisante de la négativité de nos expériences ? Je ne le crois pas. L’administration de doses massives, atteignant par exemple pour l’acide lysergique 225 gammas ( ?) rendent cette hypothèse peu vraisemblable. Pour neutraliser les effets de la drogue à des doses aussi élevées et conférer au "moi" cette exceptionnelle résistance, il est assuré qu’intervient un réseau complexe de défenses plus puissantes dont nous allons, en prospectant notre biographie, essayer de démonter les origines et les aspects.
Lorsque je considère le fourmillement des évènements dont ma vie est tissée et que j’essaye d’en hiérarchiser les valeurs, c’est sans la moindre hésitation que je tiens pour capitale une expérience privilégiée dans laquelle durant vingt cinq ans, mon être s’est trouvé affectivement, moralement et intellectuellement engagé tout entier. Cette expérience (plus intense que ne le sera jamais une expérience de laboratoire) fut une pratique de l’alcool dont j’ai vécu les péripéties dans leur complexité croissante, des formes les plus ingénues à celles où l’on met sa raison même en cause et sa vie en péril. De cette longue expérience, il faudrait parler comme d’un fleuve : situer sa source, remonter son cours méandreux, serein parfois, tourmenté plus souvent, rompant les digues et pour finir, submergeant l’existence toute entière en l’embrasant dans une nappe de feu.
Déployer une géographie aussi vaste dans un exposé succinct comme le nôtre est impossible. (Peut-être trouvera-t-on les éléments d’une analyse satisfaisante dans un texte que j’ai longtemps hésité à publier et dont le titre délibérément paradoxal est "Journal d’un Délirium". Aussi nous contenterons-nous de quelques flash pour montrer comment d’étape en étape - qui sont autant de déconvenues, de désenchantements, pour aboutir à une hallucinante et lamentable apothéose - mon expérience alcoolique m’a, semble-t-il, immunisé à toute épreuve contre l’action misérable des drogues, (acide lysergique ou psilocybine) en stérilisant les illusions qu’on peut se faire à leur sujet.
A considérer tout d’abord que mon penchant pour l’alcool fut précoce. Il s’est manifesté peu après la puberté, âge qui marque dans ma vie plus qu’un tournant : une rupture. Sur le plan intellectuel : un brusque saut de l’enfance dans l’âge d’homme. Je me mets à écrire. Sans transition je passe de la Comtesse de Ségur à Mallarmé, à Rimbaud et aux Surréalistes. Freud et Jung grossissent le torrent des idées qui ébranlent sans difficulté l’édifice caduc d’une culture qui me semble ne pas concerner l’homme. Et l’homme que je me sens devenir, en cette année de guerre 1943, a tout juste seize ans !
On ne s’affirme pas impunément dans une société qui dénie à cet âge tout prestige et accule presque nécessairement à la révolte l’individu trop tôt émancipé. L’alcool fut au début un auxiliaire précieux, un déshinibiteur que je ne tardai pas cependant à considérer comme un pis-aller méprisable. Ma première déception fut que l’alcool ne fait que masquer les problèmes. Dès lors, il est probable qu’il aurait tenu moins de place dans ma vie si je n’avais eu d’autres raisons de boire que cette motivation névrotique.
Le timide que je suis resté ne souffre pas d’être abstinent ! Par contre l’artiste que je ne puis éviter d’être - derrière lequel se dessine un être avide de connaissances rationnelles, décidé à expérimenter tout ce que son époque peut lui offrir - pouvait difficilement ne pas être agi par des motivations complexes d’ordre culturel qui confèrent à l’alcool comme aux drogues un rôle important dans notre aventure spirituelle, tant sur le plan intellectuel qu’esthétique.
Vécue sur ces plans-là, l’expérience alcoolique, poussée à ses ultimes conséquences - délirium y compris - et vécue jusqu’au seuil de la mort s’est révèlée une source d’enseignements qui n’auraient sans elle, jamais trouvé une réponse convaincante.
Dans l’étude de l’âme humaine, la démarche artistique est parallèle à l’investigation scientifique dont elle est complémentaire. A sa manière, elle aborde une connaissance, en explorant le monde de notre sensibilité, en s’efforçant de répondre à ses besoins, en comblant ses aspirations ou en cherchant un remède à ses troubles et à ses malaises. Le sort de l’art est lié aux grandeurs et aux misères des civilisations. Ce n’est pas un accident si, depuis le Romantisme, l’art se trouve en proie à l’inquiétude, à la révolte, à la quète de l’inconnu, à la recherche de paradis artificiels, au besoin de découvrir dans les profondeurs de l’esprit ce que l’homme considère comme son être authentique.
Ce n’est pas un hasard non plus si dans cette aventure dramatique, peut-être désespérée, l’artiste a fait fonds sur l’alcool, non comme moyen de fuite, mais comme excitant, comme élixir de voyance. Comme le fut, pour Rimbaud et Verlaine et Corbière, la fée verte : "l’absomphe", au même titre que "les jeûnes, les excès sexuels, la fatigue des marches forcées, le dérèglement de tous les sens" évoqués dans la célèbre lettre à Izambard.
Aujourd’hui déclassé, l’alcool fait place aux drogues dont l’usage, exceptionnel au temps de Quincey, Berlioz, Baudelaire, se généralise gràce aux promesses accrues par la nouveauté de substances pleines de mystères. Le désir de l’artiste étant d’incarner la sensibilité de son époque et de résonner à l’unisson du milieu culturel où il vit, il est normal qu’il soit tenté par toute démarche mettant l’homme et sa vie spirituelle en cause. Mais qu’est-ce pour un artiste, qu’incarner la sensibilité de son époque ? C’est à coup sûr vivre intensément les joies, les peines, les problèmes, les angoisses qu’elle comporte. C’est en assumer l’obscurité ; c’est expérimenter, s’il les trouve, les solutions conformes aux exigences de cette sensibilité qui conditionne la fonction de l’artiste de manière si complexe qu’il faut renoncer à l’étudier ici.
Ce que j’ai à dire, sur mon plan personnel, est que tout à l’euphorie des découvertes, c’est ingénuement, sans me poser trop de questions, avec un sentiment d’émerveillement naïf devant la création pourtant maladroite qui s’ébauche, que je me mis à écrire et à peindre. Comme n’importe qui se découvre une vocation. Au cours des premiers temps, ce que l’on tient pour beau se suffit. Intervient ensuite la réflexion. On se demande à quoi sert l’Art. On interroge les autres et le drame comence, car moins que jamais, on ne possède aujourd’hui de certitude pour répondre à cette question. Depuis Baudelaire, les notions fondamentales de l’art font l’objet de procès.
L’art et le social sont en conflit : le beau a cessé d’être l’idéal d’ne société matérialiste dans laquelle l’artiste, conscient de défendre les plus hautes valeurs, fait figure de maudit. A partir de Baudelaire, chaque poète peut affirmer comme Mallarmé que la poésie est devenue critique. Et le critique peut affirmer comme Benjamin Fondane, que la conscience de l’artiste est honteuse. Le paradis et bien souvent la consécration posthume ne sont plus sur terre (cf les prédictions de Stendhal).
L’artiste clame sa révolte. Les excitants, dont l’alcool, entrent en jeu en outre dans l’espoir de créer des paradis artificiels - aspect traditionnel - et de rendre la vie sociale supportable, état que l’artiste amplifie, magnifie, dont est né un mythe qu’on accrédite mais auquel on cesse de croire lorsqu’il commence à torturer. A cette minute de vérité, s’il n’est pas trop tard, si l’on conserve encore l’esprit lucide, si la vérité vue de face ne fait pas trop souffrir, on reconnaît qu’on s’est précipité dans un abîme. Ce genre d’aveu n’est pas courant. En relisant les biographies de ceux qui ont cru au mirage, vous constaterez que la plupart ont préféré pousser l’expérience à l’absurde : mourir ou abdiquer. Pour ma part, plusieurs fois cet aveu s’est étranglé dans ma gorge, avant de reconnaître que les paradis sont un leurre nécessaire artificiels ou non certes, sur la route comme dit Cocteau, où le mensonge est vérité.
En continuité directe avec la démarche des artistes pour lesquels nous venons de voir combien l’usage de l’alcool et des drogues a compté, (cités au hasard, des noms d’artistes dont l’enseignement officiel mutile, en éludant le problème, la biographie : Boileau, Racine, Regnard, Marlow, Poe et tous ceux dont la notoriété en matière de toxicomanies peut difficilement être passée sous silence), c’est à présent l’expérience surréaliste qu’il faudrait invoquer pour situer, dans son contexte culturel, ma persévérence à utiliser désespérément l’alcool à des fins poétiques. Mais le sujet est trop complexe pour être analysé en détail : étude des rêves, prospection de l’inconscient par l’écriture automatique, sensibilisation aux phénomènes qu’on s’accorde à trouver insolites, apologie de la folie et de tous les actes irrationnels susceptibles de ruiner les comportement relevant du sens commun ou obéissant aux impératifs de la logique...
Le surréalisme, on le voit, a poussé à ses conséquences extrêmes l’éthique rimbaldienne du dérèglement de tous les sens, sans pourtant faire officiellement l’apologie des psychoses toxiques et sans préconiser l’emploi de drogues ou autres stupéfiants.
De toutes façons, ces aspects de la doctrine ont peu compté pour moi, sauf à de rares moments. Par contre, une investigation des profondeurs de l’être recélant ce que notre nature a de plus enfoui, de plus inestimahble, et situant dans l’inconscient la source de toute poésie et de tout merveilleux, emporta mon adhésion. Mes recherches en matière artistique furent de celles qui taraudent, s’efforçant de mettre entre parenthèses les instances qui soumettent la personnalité au contrôle de la raison. On sait combien, dans la pratique, les résultats poétiques furent décevants. Et décevants aussi les résultats de l’écriture automatique, clé de voûte de l’édifice.
Quels donc pouvait en être la raison ? Neutralisions-nous suffisemment les défenses qui s’opposent aux forces souterraines dont nous ne sommes pas maîtres et que nous tentions de libérer ? Le moi, le "haïssable moi" était-il l’obstacle à détruire, fut-ce par un acte de sauvage violence ? Je m’y efforçai par la pratique intensive de l’alcool, jusqu’aux limites où l’organisme a pu le supporter. Mais l’expérience m’a prouvé que la conquète de soi par voie de force est insoutenable à long terme. La dissolution du moi a bien sùr pour effet de ruiner la représentation conventionnelle que nous avons du monde et, dans une certaine mesure, de réduire les "défenses" qui nous empèchent d’entre-voir cette part de nous-mêmes exclue du champ vigile dans lequel nous acceptons de nous reconnaître et de nous assumer. Cependant cette réalité entrevue émerge dans des conditions où justement nous ne nous assumons pas.
Nuançons : nous extrayons des profondeurs de nos prospections une matière dont la raison doit prendre possession. La déshinibition crée une facticité, une euphorie, comme la sensation d’un poids dont nous serions déchargés mais dans un état où le moi n’a plus qu’une existence fantômatique et où il se dissout dans un monde onirisé. Bien que nous débouchions dans des régions inconnues de notre être, l’évanescence du moi le prive, passé un certain seuil, de ses facultés d’intégration. L’expérience est alors vécue en porte à faux : elle est vécue "comme par un autre".
C’est pourquoi, la personnalité qui s’explore en sabordant son moi ne peut objectiver son expérience, expérience qui m’est apparue comme une fuite plus qu’une approche de la connaissance : la poursuite d’un mirage qu’il faut inlassablement provoquer pour qu’il conserve un semblant d’existence, tandis que s’exaspère l’angoisse de ne pas voir les problèmes se résoudre et les buts chimérques se rapprocher.
Une conception naïve de l’inconscient propre aux débuts de la psychanalyse et accréditée sans discussion par les surréalistes, a valorisé indùment la notion de "profondeurs" : profondeur de l’être, profondeur des sentiments que taraude l’espoir douloureux d’atteindre un jour ses confins ou d’en recevoir des "messages" ; croyance à l’existence d’un "lointain intérieur", effort pour "surprendre ce qui est derrière l’idée qu’on se fait de l’humain" !
Qu’y a-t-il d’acceptable dans ce langage que je n’emprunte pas à de nébuleux métaphysiciens mais à des psychiâtres chevronnés ! Une saine épistémologie se devrait de psychanalyser bien des concepts psychologiques. Mes conclusions en tous cas, sur le point qui nous occupe, sont que l’abîme dans lequel on se flatte de descendre est un trompe l’oeil. L’illusion nait de l’épaisseur qu’on prète aux sentiments. Orphée n’est qu’un rèveur abusé. Les "profondeurs" de l’enfer sont celles de sa douleur. Profondeur sans profondeur d’où il est chimérique d’espérer ramener Euridiyce.
C’est dans un but très précis que j’accorde la préséance au déterminisme culturel de mon expérience alcoolique. La tendance en psychiatrie est en effet de réduire à des pulsions primaires notre vie intellectuelle, métaphysique et morale, en les considérant, à la manière des marxistes, comme des superstructures de rationalisations ou de fuites qu’expliquent le processus de la sublimation. L’oeuvre de Freud à cet égard, est sous-tendue par un évolutionisme simpliste. Pour ma part, je tiens nos besoins spirituels pour aussi organiques que nos appétits les plus fondamentaux. Peut-être même sont-ils un des facteurs dynamiques et le vecteur essentiel auquel la psychologie a donné le nom de libido. Si j’insiste sur l’importance de ce déterminisme, c’est pour faire apparaître, dans sa lumière, un aspect de la toxicomanie qui relève de nos besoins spirituels.
L’antiquité offre l’exemple particulièrement édifiant des efforts du législateur et du prêtre pour limiter la consommation des boissons liquoreuses aux circonstances relevant du culte et du sacré. Une juridiction parfois sévère en réprimait les usages profanes ou à défaut, la morale les condamnait. Dans certaines civilisations, les toxiques ont servi exclusivement des buts religieux, en vue d’une communication avec Dieu comparable à celle de nos mystiques. Ce qui ne veut pas dire que certaines exaspérations de la vie religieuse ou de la toxicomanie ne relèvent pas du tableau nosographique des névroses, de l’angoisse ou de toute autre forme de conflits. L’important est de ne pas identifier la maladie à l’organe, de ne pas appeler cancer un estomac !
De mes dispositions névrotiques et personnelles à la boisson, je ne parlerai pas - non que j’en sous-estime l’importance - mais l’introspection m’en a fait voir la nature très classique, bien en rapport avec le caractère rigide de la constitution obsessionnelle, conséquemment phobique de ma personnalité.Par contre, un facteur important à souligner est le fait que progressivement, en intensifiant son usage, l’alcool devient une source de souffrance, prend figure d’épreuve. Je me mis à lutter avec et contre lui, comme un allié peu sûr. Je devins enfin son ennemi déclaré, alors même que l’intoxication rendait difficile un sevrage par acte de simple volonté. Des crises se succédèrent, de plus en plus pénibles, que je vécus à des intervalles plus ou moins longs, avec l’obscur sentiment que j’y cherchais un réduction des tensions provoqués par des motivations qui m’échappaient complètement.
Autrement dit, je cherchais à m’infliger des souffrances sans en comprendre la raison. La question que je me posais était la suivante : "pourquoi, meurtri et déçu, continuais-je à livrer ce combat ?" Il me fallut côtoyer la mort, souffrir une agonie douloureuse, pénétrer le monde des hallucinations que le délirium m’a ouvert et dans lequel se sont précisés les éléments utiles à une prise de conscience, pour que se révèle le sens de l’épreuve - véritable épreuve de force équivalant à ces rites parfois cruels que l’adolescent subit, dans certaines sociétés, pour le faire accéder à la maturité d’homme. Le sujet mériterait de longs développements. Dans notre monde trop sécurisé, en regard des époques où la vie était dangereuse et émouvante, l’adolescent est en péril. Il ne peut trouver que des circonstances privilégiées pour donner à son existence le prix que l’héroïsme confère à toute action humaine. Pour accéder à la condition d’homme, il faut se prouver qu’on en est un.
Avec vingt ans de retard, le but de mes tâtonnements m’apparut. En défiant la mort, en triomphant des souffrances, j’avais passé l’épreuve. Je m’étais affranchi, ayant dédramatisé l’existence, exorcisé les doutes. Je m’étais découvert capable de réussites au point d’y faire concourir même des échecs passagers. Du même coup furent exorcisés les illusions que j’avais entretenues jusqu’alors sur les vertus de l’alcool. Hors les épreuves qu’il m’avait permis de vivre, la minceur de son rôle me devenait une évidence, bien que je ne puisse nier qu’il fut le stimulant, l’excitant indispensable à une entreprise de libération ayant eu pour conséquence de mettre en valeur mes énergie latentes. Mais la foi que j’avais mise en lui y était pour beaucoup.
A mon sens, il en va de même pour les drogues. Si mon hypothèse est vraie, s’il faut pour que la drogue ou l’alcool agissent, leur être complaisant, on doit admettre que leur action deviendra négligeable si cette complaisance est réduite à néant. Ayant acquis la certitude absolue de ma non-complaisance gràce à mon expérience alcoolique, je ne m’étonne nullement de mon immunité lors des expériences faites avec l’acide lysergique et la psilocybine. Il n’est pourtant pas dit que cette disposition psychologique ne se double pas d’un mécanisme biochimique d’accoutumance ayant créé une forme organique de résistance. J’incline cependant à croire qu’en la matière, les facteurs psychologiques furent décisifsLe 23 mai 1966
Par souci de rigueur, je n’ai en rien modifié le texte de mon exposé de 1966. Pour la même raison, il me faut le compléter d’un épilogue - un démenti qui donne à ma conclusion, dans une logique de la contradiction où Daniel Lagache, Gaston Bachelard, Lupasco et d’autres furent mes proches (rejoignant par mes propres moyens l’éthique de Cioran) - apporter le correctif que les faits, rarement ceux qui répondent à nos ambitions de prédire, m’imposent de relater.
Les faits : En octobre 1961, dans une chambre d’Hôtel, près du Trocadéro, à Paris, je suis à l’agonie (cf Alechinsky). Je prends le train pour Bruxelles et passe un long séjour à l’hôpital. Serge Crahay et son équipe me sauvent la vie. Durant cinq années, abstinence totale mais dont les deux premières seulement sont intensément créatrices dans le domaine de l’art. Source tarie.