texte

Lettre à C. Bacciu (1972)

Auteur :
label extraits :

Le 17 Janvier 1972
Jean Raine
2 impasse de l’Eglise
69270 Rochetaillée sur Saône
Tél 78 22 31 62

Le 17 Janvier 1972

Camillo Baciu
Sanatorium
Centre Médico Chirurgical
01000 Hauteville

Cher Camillo,

Le rire démarre quelquefois comme les fusées de naguère, celles dont on se disait : "partira, partira pas ?" et qui effectivement se consumaient au sol sans le quitter d’un centimètre ou même explosaient en consternant la rétine des savants.

Pardonne à mon humour son côté batracien, pas même tout à fait reptile, ventre pesant sur des pattes débiles dont le sillage qu’il laisse derrière lui, témoigne d’une marche laborieuse, d’une démarche "lourdingue" (mot cher aux Pieds Nickelés) sur les rivage fangeux de quelque mare attristante.

Mais soyons sérieux et disons merde à tout avec subtilité et sans nous compromettre toutefois.

Pour ne pas ajouter au chahut qui te dévore, je t’écris à pas feutrés. Je puis bien te le dire, je suis au sana moi aussi : mes murs sont l’abstinence et, sans les boules quiès du pinard, mes murs vibrent comme des tympans, toute insonorisation abolie, aux sourds grondements du monde extérieur et au fracas du travail dans lequel, avec un mérite exemplaire qui suscite dans mon entourage une vive émulation, image d’identification irrésistible, je me plonge, ignorant même les maigres lueurs du soleil hivernal que laisse parcimonieusement filtrer ma chétive fenêtre comme en veilleuse et prète à refermer sur sa pâle lueur les bras de ses volets (phrase proustienne à l’intention de ceux qui comme toi condamnés à un long repos peuvent en écourer la durée, par la lecture attentive du "Temps Perdu" cheminant vers le "Temps Retrouvé").

Il est vrai que Marcel Proust avait confortablement aménagé sa chambre à cet usage et ordonné minutieusement sa léthargie pensive, épurant de toute scorie, de tout agent de pollution le cours de sa méditation).

Tu me trouveras sans doute trop sérieux, trop péteux. Qu’y faire, je me porte trop bien, ce qui est aussi une maladie car par contre-coup, si le clown qui est en moi n’est pas mort, il est néanmoins bien affligé. Relégué dans ma coulisse, il se risque de moins en moins à entrer sur la piste ; trop lucide, il perd toute drôlerie et sombre dans l’amnésie. Interdit de séjour dans son état second, il en oublie de faire son numéro.

Nous voilà toi et moi, dans les mêmes draps stériles des hôpitaux spécialisés à guérir le mal de l’impossible, maladie que je viens de découvrir au terme de violentes et tumultueuses recherches dont tu fus parfois le témoin. Prométhée avait son aigle, résignons-nous l’un et l’autre à avoir, pour un temps du moins, chacun notre momie.

Mes bandelettes t’enlacent et c’est du fond de mon sarcophage que je t’embrasse.

Ecris-moi encore, à ma nouvelle adresse : Cimetière de Rochetaillée sur Saone, cénotaphe en forme de boite aux lettres, 69.