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Les Fous et le feu (1969)

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Aspiration, l’inspiration est un dieu qui ravage, que j’essaye d’éteindre en l’attisant tout à la fois, un délire à la fois domestiqué et sauvage.

Avide de rituel mais ayant tout d’une épreuve décisive, en quête de cérémonies dont la fréquence augmente, quelle attraction opère, m’enjoignant de mettre entre les fous et moi la moindre distance possible et d’entrer en confrérie avec ceux que l’on appelle déments ? Je baise les pieds d’une statue mystérieuse qui n’est peut-être que mon Ka, statue sculptée dans la flamme, être originel bisexué, en proie au tourment de la personnification qui mutile. Me voici à nouveau et pour de bon au coeur, au foyer d’un incendie, grisé par une espèce de peste qui m’arrache un cri, qui fait trembler mon pinceau dans sa course frénétique sur le papier, qui m’inspire le tracé le plus angoissé et les couleurs qui ne sont plus celles de la fuite. J’incarne l’alcoolisme avec dignité et éclat, sans souffrance, pourtant avec la peur d’un effondrement définitif. Après avoir côtoyé de très près le trépas, je sombre, je ressombre et, avec hilarité, je ressuscite. Pile.

J’arrête pour reprendre souffle et élan pour mieux recommencer et je conchie ceux que cela fait chier. Ici devrait commencer mon analyse, convenant que mon auto-analyse est un échec, mais je hais encore trop ceux qui me veulent du bien et interviennent en me prodiguant des conseils. Comment s’exorciser après avoir dépassé les frontières où l’on admet qu’on devient incurable. Plus de sang, la sangsue crève. Donc, j’entre à Saint Alban en Lozère, dans un paysage lunaire. Me voilà pour la xième fois hospitalisé, paralysé par la peur préventive d’atteindre le seuil où l’on crève, par crainte stupide de la mort. Pourtant, la Mort et moi nous avons cheminé bras dessus, bras dessous, en ennemis qui, savourant le plaisir délicat de se faire un cadeau, croisent pourtant le glaive. A peine un chatouillis.

En ce lieu où l’esprit bouillonne ou peu à peu sombre dans le néant, je me rétracte, je ne vois rien, je fuis à vrai dire les gueules. Je trouve dans la fosse aux serpents des poèmes d’Eluard et m’écorche les yeux à lire sa douloureuse complainte, "Le Cimetière des Fous". Il avait su voir une fois de plus, et donner à voir, en écrivant quelques vers tourmentés, peut-être avant que sa main ne se mît à trembler. Et sur sa trace je chemine, m’imprégnant des images prises en ce lieu même où Mario Ruspoli a filmé la folie.

Je rencontre Riquet, le héros de son film. Il me parle en poète. Je l’écoute. C’est un vrai poète, un fou qui ramasse sans cesse le coup de pied au cul. Oui, il a raison, les murs de l’hôpital psychiatrique finissent par devenir des murs pour l’esprit. Il a connu Eluard, lui a montré ses vers riches de l’humilité la plus grande et d’une banalité qu’inspire la véritable souffrance. Inculte, mais tourmenté par une expérience qui incline à la méditation, éternel errant dans un périmètre exigu, arpentant sans trêve son espace intérieur, Riquet, malgré quelque trente ans d’internement, n’est pas fou. Il faut le mettre hors les murs, lui donner la chance de rencontrer la mort qui lui convient et le délivrer de la hantise d’être enterré sous un croix avec, pour seule épitaphe, le numéro qui figure dans le registre. Anonyme à tout jamais, dans ce cimetière où de légères vagues de terre, sur lesquelles dépérissent des fleurs artificielles inconnues, donnent l’impression que le cadavre affleure

En fait ces fous stagnant dans les salles pourrissent de leur vivant, couilles en veilleuse, membres ankylosés, se mouvant avec une lenteur qui les rend insolites ou définitivement statufiés, dans des attitudes tragiques ou burlesques, au même endroit, de l’aube au crépuscule. Internés, malades, l’hospitalisation les achève dans le désert où ils sont relégués. Plus aucun désir de vivre, de redevenir personnes. Monde extérieur escamoté, sauf pour les yeux hallucinés de ceux dont le visage porte la marque des barreaux contre lesquels ils s’écrasent.

Des oeufs en formation dans le ventre d’une poule, un vagin dans lequel se promène le phallus-médecin. L’oeuf apparaît comme le symbole de l’apocalyptique souffrance dans le langage de ceux qui la formulent, de ceux qui ont encore la force de se plaindre, d’user des mots à l’aide desquels ils se donnent l’illusion de n’avoir pas complètement disparu de ce monde. Un mois m’a suffi pour vivre cette angoisse, croissante sans cesse, de sentir l’anesthésie me gagner. Miroirs reflétant en permanence l’horreur des êtres auxquels je risquais de ressembler dans un avenir plus ou moins proche.

L’acte de peindre quotidiennement, de poétiser, me désenvoûte par l’encre en traçant des signes à peine symboliques, signes d’évasions fictives, de castration, exorcisme d’angoisse, dont la lecture aisée me rassurait, me donnait l’impression de ne pas vivre en vain dans ce monde, de posséder l’espace entre terre et nuages, étape sur la voie d’un sang-froid retrouvé, d’une domination moins pathétique du vide, sans vertige ni malaise, tentative pour retrouver une vie consentant à ne pas rechercher systématiquement le tragique, à ne pas se complaire au malaise et à ne pas se mettre à tout coup en péril. Mais la victoire d’Orphée reste improbable. Le présent est marqué par la lutte, et plane la menace de la défaite inavouable.

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Texte écrit pendant un séjour de JR dans un hôpital psychiatrique en Lozère. Durand ce même séjour il peignit également une série d'encres de chine qui porte le même titre.