texte

Le visage, le miroir et le portrait (1978)

Auteur :
label extraits :

Ecrire dans un brouillard de pensée ; entendre ce que l’on voit ; décrypter des rumeurs, s’éveiller aux images pour leur trouver un sens précis ; s’efforcer d’émerger pour être quelque chose ou quelqu’un ; se prouver à ses propres yeux son existence, tel est, en résumé, un exercice auquel chacun se livre en permanence sans en avoir conscience et sans y réussir bien souvent. L’art autant que la science y trouvent leur compte. Nous sommes au coeur d’une recherche de nous mêmes. Infirmes, ne soyons donc pas aveugles aux clartés.

Chaque matin, brumeux encore et mal éveillés, nous procédons à notre toilette. Le bond est énorme qui nous fait passer de la nuit au jour. L’indispensable miroir de notre salle de bain n’est pas un miroir magique. Face à lui, nous entreprenons de satisfaire aux impératifs de l’hygiène. Du moins, telle est notre croyance de civilisés. Mais ce rituel matinal est moins simple qu’il n’y paraît. En fait, nous obéissons à des pulsions profondes. L’hygiène est alibi : un rationalisme à fleur de peau. Les soins que nous consacrons à notre personne particulièrement à notre visage, trahissent nos intentions, nos obsessionalités. Le corps sera vêtu, mais le visage sera à découvert. Quel talon d’Achille, si je puis me permettre cette image audacieuse ! C’est alors qu’en nous dépoussiérant, nous nous efforçons de composer un masque conforme à l’idéal que nous avons de nous. Ce masque est destiné à satisfaire notre narcissisme et à donner à autrui une image de marque séduisante.

Etre ou ne pas être Dupont, Jean Raine ou Torcello, tel est le problème.

S’il le faut l’on se refera, comme on dit, communément, une beauté. Grotesque carnaval celui de Margueritte dans Faust : "ah je ris de me voir si belle en ce miroir..." En fait l’individu refuse de se reconnaître dans le miroir autant que dans le regard d’autrui. Quelle affligeante misère ! Nous voulons être quand même sans apparaître trop. Voilà le tissus de contradictions dans lequel nous nous débattons comme dans une toile d’araignée.

Restons dans notre salle de bains, avant d’en franchir la porte pour affronter le monde extérieur. Je suis loin de tout avoir dit sur l’alchimie que chacun y pratique. J’ai l’assurance qu’aucun peintre de portraits ou de nus ne me démentira. Visage ou organes sexuels sont deux zones qui, dans l’esprit et sur la toile, font problème. Eros ! Combien la beauté peut être laide et la Vénus anadiomène ! Baudelaire savait qu’il est impossible de ne pas s’enlaidir et que toute image est décomposition. Chaque nuit nous vieillit ; le rêve ne ment pas. Nous avons beau raser la barbe et les cheveux rebelles, pour donner à notre physionomie l’impression d’un jardin à la française, d’un petit Trianon, rien n’y fait, même au prix des soins les plus sophistiqués. La vie sociale y trouve son compte. On se rend des politesses qui sont celles d’observateurs inattentifs et trop avertis pour se démasquer les uns les autres.

C’est la règle du carnaval. Telle est la comédie humaine. Tout n’est que mirage et illusion d’optique. Une émotion, quelque fatigue, une distraction, des moues, des tics, un regard qui en dit long et voilà bouleversée cette belle ordonnance.N’oublions pas que si toute attitude de notre corps est un langage significatif, le visage, lui, est un lieu privilégié et le plus expressif de notre personne. Sa morphologie, par la concentration, des organes sensoriels, le fait vibrer et le métamorphose sans cesse, malgré les précautions que nous prenons. Comme on le dit communément nous tentons de nous contrôler. Vaine entreprise ? Le visage est fourbe comme celui de Scapin et nous trahit. Il n’est que de voir la différence entre une photographie pour laquelle nous posons et un instantanée pris à notre insu. Pour peu, dans ce dernier, cas, nous intenterions un procès au photographe !

Indéniablement, on voit que le problème de la figuration n’est pas simple. Pour le peintre, il se complique encore. Si le portraitiste veut échapper au piège que fui tend son modèle, face à une attitude "avantageuse" et artificielle, il sera attentif aux moment où la pose se relâche. Il saisira les instants où les émotions affleurent et il peindra avec un maximum d’expressivité, quitte à outrer la vision entrevue. Tout bon portrait, de ce fait, doit être tans soit peu expressionniste, quitté à mécontenter le client. Rembrandt et d’autres ont naguère payé chèrement cette démarche qui paraissait à l’époque singulière. Eussent-ils été contemporains de Soutine ou de Kokoschka, leur sort eut été moins malheurs. Ces peintres ont moins peint l’enveloppe que les sentiments qu’elle contient. L’art n’est pas un jeu mais matière à connaissances profondes. C’est la raison pour laquelle je me sens à l’aise pour parler de Vincenzo Torcello et des relations privilégiées que nous entretenons.

Torcello n’est pas un portraitiste de métier, pas plus qu’il n’est un peintre de marines, de couchers de soleil ou de quelqu’autre "genre". Il est, dans le plein sens du terme, un peintre de son époque. Parent, par l’esprit et l’admiration qu’il a pour eux, de Breughel, de Bosch, de Franz Hals, de Turner, il est réaliste en refusant comme eux les allégories superficielles. Il y a en lui un Nord qui le fascine. Il y a aussi tout un romantisme que Novalis, Hoederlin, Nerval, Picard, Freud (cela surprend) ont incarné. Des peintres contemporains aussi sont proches : Bonnard, Giacometti, Beckmann, Soutine, Fautrier. On peut y voir de même une certaine affinité pour Cobra.

Un grand orage s’annonce. Tout est sombre chez Torcello qui se situe aux antipodes d’un Fra Angelico ou de l’art abstrait froidement géométrique. Torcello est pourtant loin de croire que ce qui est fait pour plaire tombe nécessairement dans la veulerie. Tout simplement il constate que l’homme est un animal fondamentalement tragique, une perpétuelle caricature. La Mort, écrivait Ghelderode, est la compagne obligée du poète dramatique. Cocteau dans l’Aigle à deux têtes, s’exclamait de son côté : "Lorsque le bonheur se teinte de malheur, quoi de plus magnifique !" On pourrait multiplier les citations.

La réalité de notre après-guerre en Europe occidentale, n’est plus semblable à celle qu’ont connue nos grands-parents. L’Allemagne d’après mille neuf cent dix-huit avait déployé dans le cinéma les ailes de la peinture expressioniste. Les Alliés allaient au contraire céder à la frénésie des joies boulevardières. Triste réveils en 1940, lorsque l’on s’aperçut que la vie n’était pas une comédie où il suffit pour faire rire de jouer les don Juan et les cocus. Non ! Les marchandes de rêve avaient commercialisé du rire et des joies à bon marché, tandis que les surréalistes, les existentialistes pour ne citer qu’eux avaient parié sur le diable. Ils étaient villipendés ou méconnus.

Or voilà qu’aujourd’hui, ces précurseurs triomphent au-delà de toutes leurs espérances. On jongle avec l’horreur, on fait l’amour avec Dracula, nulle fiction ne semble irréelle. L’épouvante est mise à la portée de toutes les bourses. Mais à quel prix ! Le goût de l’horreur pour l’horreur n’a rien de convaincant pas plus que le célèbre hémistiche de Corneille lorsque Camille adressant ses imprécations à Horace conclut : "et mourir de plaisir".

Il en faut plus que ce cri pourtant sublime, pour faire frémir aujourd’hui. La réalité menace d’être atroce et la fiction ne fait qu’anticiper. Cette projection dans l’avenir s’est souvent révélée science naïve mais approximativement exacte. Les besoins de contrôler les débordements de cette fiction, conduisent Torcello à ne pas outrepasser les limites du crédible. Ce peintre n’est pas de ceux qui spéculent sur le besoin d’horreur caractéristique de notre temps. N’en pas faire le jeu est le devoir de tout esprit lucide. Quitte à être optimiste de propos délibéré dans nos actes, jusqu’à l’ultime instant, nous verrons non pas une fin du monde mais un processus métaphysique. Comme pour les enfants un fol espoir subsiste : devenir mutant pour se dévorer d’une angoisse. La peur est souvent libératrice. On ne peut raisonnablement accepter d’être, d’un monde en perdition, les derniers survivants, surtout au prix de n’être ni un insecte, ni un robot, ni une statue.

C’est la raison profonde pour laquelle Torcello n’est jamais l’affût du moindre sujet pas plus que d’une Théorie, de ces théories qui fournissent des recettes et font école. Il a la sagesse de penser plus qu’il ne peint. C’est pourquoi les onze portraits qu’il a faits de moi sont une exemplaire illustration du sérieux et de la profondeur de sa démarche. Notre amitié remonte à loin. Lui, qui est jeune encore, m’a vu vieillir. A chacune de nos rencontres, il m’a radiographié comme de mon côté je le faisais pour lui. Il faudrait parler, non du ciment, mais du béton de notre connaissance réciproque ; c’est aux environs de 1973 que Vincenzo a conçu le projet de faire une série de portraits de moi. Durant trois ans ce projet a mûri. Sans même prendre la peine de faire des croquis, il me scrutait et me parlait de cette série comme déjà faite.

Puis un jour d’Octobre 76, j’eus la surprise de le voir débarquer à Rochetaillée. Le temps de composer une palette et il m’a dit : tu poses avec la plus entière liberté. Sois comédien, exhibitioniste, fatigué, méphistophélique, ivre, angélique... Onze jours, onze portraits. Cela tient à mon avis du miracle ! Dans les peintures de Torcello, je me sens dans ma peau.

Tout bien réfléchi, une vitre n’est-elle pas plus fidèle qu’un miroir si intervient la perception d’autrui. La perception de Vincenzo cohabite avec les profondeurs de mon être.
Ici finit et recommence une histoire.