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Le singe et le hibou : Fable pour Jean Raine (1972)

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Au hasard de catalogues feuilletés, un poème de Jean Raine m’a bondi dessus. Le voici :

Là-bas,
sous les cocotiers, les singes, après une nuit de sommeil,
ouvrent leurs yeux mourants sur le jour qui se lève.
Dix années, dix années de ma vie pour dormir une nuit de singe.

Pourquoi entre tous les poèmes de Jean Raine que j’ai lus et dont plus d’un m’a touché, aucun comme celui-là ne m’a-t-il atteint au vif, me donnant autant le sentiment d’une vérité intime, engageant la vie de celui qui l’a écrit ? Quoi, ce petit poème de rien du tout ? Oui, justement, ce petit poème de rien du tout sauf que...

Sauf que la nostalgie poignante de l’innocence animale que j’y lis, à tort ou à raison d’ailleurs, rien ne m’en avait jusqu’à ce jour communiqué le frisson. Dormir comme un singe ! A ceux qu’un tel voeu ferait rire, glissons dans le creux de l’oreille ceci : que les singes ignorent et le complexe d’Oedipe et le sentiment de la mort. Le rire se fige sur la face du rieur, tête à claques !

Gauguin avait entrevu quelque chose de ce côté, lui qui en parlait de revenir au cheval de bois de l’enfance. C’était bel et bien l’enfance, mais ce n’était qu’un cheval de bois ! Tandis que le sommeil du singe... Tahiti n’était que la première étape, il ne fallait pas se croire arrivés. Allons reprenons le baluchon et marchons encore dans la poussière blanche.

Une plaquette de poèmes de Jean Raine s’intitule Simulacre d’innocence. J’étendrais volontiers ce titre à une bonne partie des oeuvres graphiques et picturales de Jean Raine à la condition expresse que, du terme "simulacre" soit gommée la nuance péjorative. Car je suis persuadé que la simulation est une voie d’accès aux lieux interdits : à force de simuler, l’innocence par exemple, on y parvient.

"Simulacres" une fois rendu à la magie, à la bonne heure ! Mieux, il me semble que Jean Raine, en ce domaine, l’emporte manifestement sur tant d’autres qui rêvent tout haut d’innocence mais sont bien trop rusés tout au fond d’eux-mêmes pour y atteindre jamais. J’y songeais il y a quelques jours devant des dessins de Chaissac et faisant la comparaison avec ce que Dubuffet y avait pillé, avait tenté d’y piller plus exactement : tout, sauf l’innocence, qu’il n’y avait pas.

Car, bizarrement, il semble bien que l’innocence, pour y parvenir, il ne suffit pas de "simulacres", il faut déjà la porter en soi, au moins à l’état de germe. Jean Raine, comme Chaissac, la portait déjà en lui, cette innocence. Mais sans doute l’un et l’autre la désiraient-ils plus entière, plus assurée, moins fugace : d’où les "simulacres", empressés et fiévreux. L’innocence est comme l’amour : il faut sans cesse s’en montrer digne, comme les chevaliers dans les romans bretons, sans relâche affrontant des dragons et délivrant des princesses.

C’est ce qui donne aux peintures et aux dessins de Jean Raine cette allure d’épreuves à surmonter à chaque instant. Et jamais rien n’est acquis une fois pour toutes, il n’y a pas les conquêtes d’hier auxquelles vont se rajouter celles d’aujourd’hui, puis celles de demain. Non, il faut chaque fois réendosser l’armure, se hisser derechef sur le destrier, prendre le casque, la lance et tout le tremblement. Et puis se lancer à nouveau dans la plaine, dans la poussière blanche de l’aventure.

D’où la prodigieuse sincérité de ces "simulacres" où Jean Raine s’engage corps et âme. Et d’où aussi la récompense, celle qui à mes yeux se signale par l’octroi de ces visions tourbillonnaires où, en même temps que l’individu s’englouti, rayonne jusqu’à nous quelque chose comme le secret qui fait mouvoir les mondes visibles et invisibles. Ce que Van Gogh en somme a aperçu dans La nuit étoilée, cette espèce de roulement céleste des astres l’un sur l’autre, eh bien voilà ce que je m’émerveille de reconnaître çà et là chez Jean Raine !

Mais on attend sans doute le hibou ? Le voici qui vient : c’est Jean Raine lui-même qui conte un souvenir d’enfance, son maître d’école lui faisant dessiner un hibou empaillé. Voilà, le hibou peut repartir ? Certainement pas avant que j’aie pu dire que ce hibou me paraît commander l’autre partie de l’oeuvre de Jean Raine, celle qui ne relève pas des Simulacres d’innocence et que je situerai plutôt, hibou oblige, du côté de l’exorcisme tant à l’égard des mauvaises intentions des autres que des mauvais tours que nous nous jouons à nous même.

La vigilance du hibou est exemplaire : rien ne lui échappe de nos appétits les plus vulgaires, de nos ambitions, de nos lâchetés, de nos petitesses. Fort heureusement, l’humour est de la partie et le grouillement des petits monstres en prend une allure de kermesse assez bon enfant. Piégée de cette manière, la médiocrité y perd sa hargne ordinaire et spécifique. Car, chose assez remarquable pour mériter d’être soulignée, il n’y a pas trace de méchanceté ni même à proprement parler d’intentions satiriques chez Jean Raine.

Comme si d’avoir été percés à jour, ce que l’on nomme nos bas instincts y perdaient leur culpabilité et y gagnaient une sorte de dignité, devenaient des instincts tout simplement, ni hauts ni bas. On va dire que je me laisse impressionner par la réputation méditative, certainement usurpée, que l’on fait au hibou et qui lui vaut d’être le blason de la philosophie. Il se peut bien, mais je suis tout de même frappé de la phosphorescence des regards et de leur air pénétrant et de leur multiplicité dans nombre d’oeuvres de Jean Raine, au point de ne pouvoir me défendre d’y découvrir la présence de l’oiseau à qui, dans la nuit, rien n’échappe. Au contraire, les autres oeuvres, comme je l’ai suggéré, participent du désir de "dormir une nuit de singe", emporté les yeux fermé dans la poussière blanche du sommeil.