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Le big hasard surréaliste (1976)

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Pour José Pierre

Ainsi, nous voici ramenés, et non pas par hasard, sous le chapiteau du grand cirque où le surréalisme présente ses plus fameux numéros. Va pour Nadja dont le sérieux atteint un comble d’ingénuité. Le scénario ne manque pas d’attrait et force nous est d’admettre que sa qualité n’est pas inférieure à celle d’un bon roman policier.

L’insolite s’en dégage de manière incontestable mais curieusement, de manière involontaire et sans rapport avec le projet de l’auteur. Breton voulait apparaître et se dévoiler dans une maison de verre et voilà que ce verre s’embue jusqu’à devenir opaque. L’accumulation des faits, l’enchaînement des événements et leur analyse "objective" nous entraîne sur une voie sans issue. Nous butons finalement sur un mur infranchissable. Ce mur est le mystère que les surréalistes considéraient comme un des éléments constitutifs du merveilleux. J’estime avoir le droit de m’en indigner. Le mystère est à mes yeux une denrée à bon marché, un ersatz de denrée, dont seules se rassasient les imaginations vite satisfaites.

Ma conviction, l’histoire des sciences en donne maints exemples, est que plus l’"Objectivité" est grande, plus le "Hasard" s’accroît. Mais ces mots, je les mets entre guillemets car je les considère comme des concepts périmés de philosophies dont on n’a plus que faire, et j’en use avec la plus extrême méfiance. L’objectivité se dissout dans le relativisme. Le Hasard est pour le rationalisme (le surrationalisme de Bachelard) une cible de prédilection, un champ d’action "merveilleux" dans la mesure où l’explication le conquiert ; en quelque sorte dans la mesure ou le hasard cesse d’exister. Le hasard doit être considéré comme un phénomène, non comme une essence que l’on chosifie. Quant à l’objectivation, nous avons laissé entendre que ce qu’elle a d’apparemment hasardeux est en fait délibérément provoqué et contrôlé autant qu’il est possible. Le merveilleux commence lorsque se dissipe le mystère.

Alors s’opère le véritable miracle de la démarche inquiétante de notre esprit. Je ne crois pas trahir par cette affirmation la pensée de Pierre Mabille, qui nous paraissait la seule possibilité de justifier l’indissoluble complémentarité de la démarche scientifique et de la démarche poétique dans la voie d’une véritable connaissance globale de la personne humaine. Le mot n’est plus à la mode mais nous pensions tous les deux que le Surréalisme avait la mission d’être un Humanisme et qu’il devait contribuer historiquement à des révisions de valeurs en continuité avec la Renaissance qui marque l’aube des temps modernes. Un peu trop simpliste de prendre Descartes à partie et de faire le procès d’un rationalisme de première instance (encore du Bachelard).

Paradoxalement, à ce niveau, rien ne me paraît, pour prendre un exemple pittoresque, plus hasardeux que l’illusion d’évidence qu’il y a à considérer des rapports de cause à effet et de croire à la complémentarité finaliste du grain de café et du moulin qui sert à le réduire en poudre. N’étant assuré de l’existence d’aucune finalité, la rencontre du grain de café et du moulin me semble merveilleusement hasardeuse et poétique. L’aspect utilitaire est illusion et les surréalistes se sont laissés prendre au piège de ce mirage.

Un surréalisme évolué se doit de réviser ces conceptions un peu hâtives, ce qu’avait bien compris Magritte, et de rectifier ses positions. Point n’est besoin nécessairement d’une rencontre fortuite ( ?) d’objets sur une table d’opération. Même si leur interprétation est contestable, les observations de Kammerer sur les phénomènes a-logiques et sériques me semblent plus fondamentales qu’aucune autre approche pour une objectivité hasardeuse. Peu importe le fait, le merveilleux surréaliste est dans l’explication.

Cette mise au point étant faite et mes convictions avouées, je m’en voudrais de ne pas apporter d’eau au moulin de ceux qui pensent le contraire de ce que je crois. La philosophie du non de Bachelard (toujours), m’en fait obligation et je vais, avec le maximum de précision, conter un petit fait divers qui vaut bien ceux qu’on considère comme typiquement surréalistes.

Il se trouve qu’en 1958, j’avais quitté Vienne pour Venise où mes amis Alberto Cavalcanti et Tinto Brass tournaient un film. Je pris Venise immédiatement en grippe (le film aussi d’ailleurs), éprouvant un profond malaise à vivre au coeur de ce chancre touristique. J’habitais la Giudecca, île séparée de San Marco par une étendue d’eau que je franchissais chaque jour par le vaporetto. Il advint qu’un matin éveillé par la sonnerie brutale de mon réveil je cueillis le rêve que je relate ici. Un ami me téléphonait de Bruxelles pour me demander si cela valait la peine de venir me retrouver à Venise. Je lui répondais qu’il serait sans doute profondément déçu et que c’était à lui de tenter l’aventure. Il hésitait au bout du fil et semblait renoncer au voyage. Là se termine le rêve et les yeux ouverts, j’éclatai de rire.

En effet je n’avais plus vu l’ami dont il est question depuis au moins cinq ans pour la raison que je l’avais pris en profonde aversion au point de l’avoir gommé de ma mémoire et oublié son existence. Qu’avais-je, me dis-je, besoin pour exprimer symboliquement ma répulsion pour Venise de ressusciter l’image d’un personnage antipathique lui aussi. Projection tout compte fait très courante dans les rêves et très compréhensible. Je cesse donc d’y penser et embarque sur le vaporetto. Nous accostons. D’un pas ferme je me dirige vers le Palais des Doges, jouant des coudes dans une foule aussi dense que celle d’un grand magasin à la veille de Noël. Je parcours dix mètres, m’arrête et tend la main le plus naturellement du monde à quelqu’un en disant : "Bonjour C..." C’était en chair et en os, bien réel, bien vivant, l’ami de mon rêve déjà presque oublié".

Je lui racontai bien sûr mon rêve qui scella notre réconciliation que nous fêtâmes durant deux jours sans désemparer par d’ininterrompues libations. Notre amitié avait retrouvé sa fraîcheur après une longue éclipse.

Etrange, certes, du moins aux yeux de beaucoup à qui j’ai conté cette histoire. Poétique ? Merveilleuse ? Je n’en ai pas le sentiment. Je trouve plus surréaliste mon exemple de tout à l’heure. Ce qui me semble merveilleux c’est la rencontre du grain et du moulin à café. Par contre banal serait que l’un et l’autre se trouvassent séparés par l’équateur, chacun d’eux aux antipodes de notre globe. Rien de plus insolite que ce qui paraît utilitaire et naturel. Il y a dans ce qui paraît aller de soi quelque chose d’objectivement stupéfiant. La preuve, par l’humour féroce chez Jarry. La preuve par l’étymologie chez Brisset. La preuve, moins marrante par l’absurde chez Camus.

Pourquoi boire du café ?