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La vraie mort de Jean Raine (1986)

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La dernière fois que je l’ai vu, c’est en hiver à l’Ollave. Un samedi après-midi plutôt triste. Sankisha était là, assise. Comme toujours patiente et attentive. La mémoire de Jean Raine. Plusieurs fois durant ce très court entretien, il s’est amusé à la nommer ainsi. La mémoire, mais aussi le soutien, le partage. A la fois l’admiratrice, (le mot est mal choisi mais nul autre ne vient) et la protectrice. Le garde-fou d’une marginalité qui flirte avec l’auto- destruction.

Jean était né il y a quelque cinquante-neuf ans à Schaerbeek, un quartier populaire du nord-est de Bruxelles dans une famille d’artistes. Inutile, impossible, de suivre dans toutes ses péripéties intimes un itinéraire où l’Histoire et les histoires ont leur rôle à jouer. Les premiers réfugiés juifs, la guerre, l’invasion de la Belgique par l’armée allemande, des rencontres capitales, celle du théâtre de Michel de Ghelderode et de son auteur, celle du groupe surréaliste belge, le duc d’Ursel, René Magritte,Louis Scutenaire, André Souris.

Un passage obligé à l’Université de Bruxelles, le besoin de gagner sa vie dans de menus travaux d’édition, puis avec la Libération, il devient un familier des dimanches de Luc Hasaerts, où il fréquente ce qui compte dans le monde des arts et lettres belges. C’est là qu’il se lie d’amitié avec Pierre Alechinsky, Joris Ivens, Henri Storck, Paul Delvaux. Dans l’effervescence que connaît Bruxelles juste après la guerre, J.R. rencontre Henri Langlois venu au Palais des Beaux Arts organiser la première exposition consacrée, à l’étranger, à la Cinémathèque française. Langlois lui demande alors de venir travailler avec lui à Paris.

A partir de là, son activité est intense. Ecriture, cinéma, théâtre, peinture. Son dérèglement, aussi... Il frôle la mort. La peinture ne devient réellement son activité privilégiée que dans les années soixante, après qu’il ait rencontré celle qui devait devenir sa compagne, sa troisième femme, une infirmière sociale, Sankisha Rolin Hymans. Il découvre alors toute la puissance de l’encre. Après deux ans passés à San Francisco, à ne fréquenter, selon son propre aveu, que la communauté française, "nous méprisions les Américains", il s’installe à Rochetaillée, sa femme enseignant à Lyon.

Exilé volontaire dans un coin de province sommeillante (le dynamisme artistique de Lyon en 1968, cela devait être quelque chose !), Jean Raine poursuit son itinéraire personnel en marge. Jamais bien dans le présent, infirme de l’ici et du maintenant... Lors de cet entretien à bâtons rompus il y a quelques mois à l’Ollave, il évoquait son incapacité à vivre dans le présent, sa fatalité à ne connaître, finalement, que des bonheurs rétrospectifs.

De lui me reste l’image d’un homme délabré par l’alcool, le tabagisme, à l’élocution hésitante. Mais quelle lucidité, quelle intelligence. Quelle fulgurance derrière les mots écorchés... On a pu voir il y a deux ans une belle rétrospective de son oeuvre à l’hôtel de ville de Villeurbanne. Oeuvres sur papier toujours. Pour aller plus vite avec un support lisse. Préférant la ductilité des encres à l’épaisseur lourde de la peinture. Restituer l’élan, le mouvement vif, le tourbillon de la vie.