Désordres consentis, titre d’une publication posthume !, pourrait être l’emblème de la vie et l’oeuvre de Jean Raine, le drapeau dérisoire, mais brûlé de poudre, d’un combat contre soi-même, d’une insurrection contre l’ordre du monde dont seule la mort, ardemment provoquée dans l’arène, a pu avoir raison.
Le rebelle portait physiquement la marque de son consentement aux désordres. Dans le demi-jour d’une bâtisse massive, aux airs de château gothique, à Rochetaillée sur Saône où ce Belge cosmopolite avait fait halte, il m’apparut d’abord en représentation d’adolescence, le visage blanc comme d’un maquillage de scène, la lèvre purpurine, le geste chorégraphiée. De plus près, le jour levée, le visage accusait ses ruines, sa flétrissure, le corps son épuisement. La voix rouillée, un rire de crécelle révélaient des résurrections difficiles après des crises éthyliques érigées en sacrifice à la divinité orgiaque. Un personnage d’enfant imprécateur et de vieil oracle qui surprenait par de soudains abandons, plus lucide que dupe, et dont l’autodérision en pirouettes verbales n’abolissait ni la culture ni finalement l’angoisse. Tellement hors norme qu’on éprouvait devant lui : malaise et fascination.
Etre le metteur en scène de l’acteur qu’on est, terrifiant a-t-il écrit dans son Journal d’un delirium.
L’atelier était au ciel. Très vaste, propice au déploiement. Jean Raine travaillait au plancher, étalant ses feuilles de papier comme des champs de bataille ;
il projetait sur elles la couleur de ses pots pour constituer un fond dont, pieds nus, il foulait, tel un vigneron son raisin, les coulées et les marécages, dansant sur la matière écrasée dont il sollicitait les germinations suggestives à la manière d’un prètre bachique assez ivre pour faire sourdre les énergies qui lui passaient à travers le corps, assez conscient pour les interpr\éter et leur donner forme. Agenouillé sur les grandes pages de sa création, il métamorphosait au pinceau les esquisses du hasard en écritures de l’invisible, en floraisons et bestiaire hybrides, en figures d’une foire panique Rendre présence à la forêt obscure, aux figures primordiales, à la folie des origines, au cri, au spasme, débroussailler - un peu - les brouillons organiques, faire entrevoir le chaos en y plongeant soi-même sans s’y perdre, telle a bien été la fonction.
poétique, démiurgique, de Jean Raine au pinceau ou à la plume, écrivain et peintre à l’écoute de l’indistinct.
Mais baste, il n’est pas moins urgent de hanter la nuit et de faire le bilan de ses essentielles obscurités. (Journal d’un delirium).
Les grandes encres, la part la plus fabuleuse de son oeuvre, sans doute, témoignent expressément de sa position entre la transe du possédé et l’acuité graduée du décrypteur de mystères. Parce qu’elles sont d’abord une perlormance athlétique par la puissance du souffle sur la longueur, une course de fond avec hallucinations dans la besace ; qu’il fallait entretenir et mener à terme. Impressionnantes, parce que le divinatoire s’y inscrit dans une cohérence plastique plus décidée, semble-t-il, que dans les peintures abandonnées quelquefois à la friche.
Jean Raine lui-même enfin y est plus lisible dans sa culture surréaliste, son admiration pour Ensor, son amitié avec Magritte - le fantastique et l’insolite -, dans sa relation avec COBRA et l’expressionnisme et, tout au fond, les poupées géantes des kermesses flamandes et les créatures de Bosch.. et de Breughel suspendues entre le réel et l’imaginaire.
Jean Raine déploie là son propre vocabulaire, son obsédante fâbte grotesque. Naissent à foison dans l’épanchement des encres accouchées au pinceau les grouillements de regards, les végétations scandaleuses d’un jardin cérébral, les bêtes nées d’accouplements incongrus dans un zoo libertaire, les créatures du Jardin des délices libérées de tout symbolisme alchimique par un esprit rebelle à la codification et rendues ainsi à l’état barbare. Jean Raine est dedans-dehors, médium ivre de vin paroxystique, suicidaire sans répit et ordonnateur d’une danse macabre drolatique où il jette au peuple du carnaval des lambeaux de sa chair en guise de pétales. Les titres affectés par lui à ces moissons nocturnes sont des trouvailles imprégnées de l’esprit surréaliste du poète qu’il n’a cessé dêtre : La proie de l’ombre, Les yeux dans les poches, L’hésitation du magicien, Plusieurs nez pour amuse gueules ... Autant des clés que des pièfges. Ils ouvrent des éclairs, entrebâillent les ténèbres sur d’autres nuits frémissantes.
Jean Raine a écrit tout au long de sa vie, son journal, des poèmes, des notes de voyage, des textes exposés en séquences plus ou moins longues, en apophtegmes, méditations sur la mort au guet, jongleries à en perdre l’équilibre avec les mots sortis du Cornet à dés à travers lesquels il retrouve parfois l’absurdité fraîche et divinatrice des comptines, mots pour l’égarement des sens afin de restituer l’informe au formel et de perdre la raison pour mieux gagner l’autre rive. Comme dans la peinture, Jean Raine s’y met en jeu et en joue, exécutant le langage convenu et sa propre logique quand elle refait surface, guettant la révélation au bout de l’inconcevable.
Sanky, son épouse, a recueilli et classé pour la publication les écrits laissés sur des papiers de fortune. Même attention pour les peintures et les encres qu’elle a au besoin marouflées de ses mains. Sans cette vestale archiviste du délire, l’oeuvre sacrificielle aurait peut-être été perdue, à tout le moins difficile à répertorier et à déchiffrer alors que par ses égarements, son regard aveugle, sa main d’ombre et de feu débusquant une mythologie gestuelle, Jean Raine s’est voulu le munificent artificier des enigmes.
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1 Jean Raine, Désordres consentis, suivi de L’Enferde la phobie, Editions Le Bel Aujourd’hui, 1999.
2 Jean Raine, Journal d’un delirium, éditions de la Différence, 1984.
3, "Je mets de jambes aux bras / Je mets des bras aux jambes / J’aime en effet qu’au fond de l’oeil / La mer s’admire et s’épanche " Journal d’un delirium, opus cit)
4, Le critique Stéphane Lévy-Kuentz a évoqué dans le catalogue de la rétrospective Jean Raine à Ostende, en 2005 la résurgence d’une "esthétique de la débâcle".
5, "Regard aveugle" est le titre d’un texte de Jean Raine tiré d’Aponévrose, publié dans "Désordres consentis"