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La mère terrible (1950)

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Depuis des temps immémoriaux, le personnage de la Mère Terrible, projeté sur l’écran d’innombrables mythes et de légendes, joue un rôle mystérieux dans le folklore, l’art et les religions. Parée d’attributs étranges, détentrice de dangereux pouvoirs, sont de maléfices insidieux ou de sa puissance insolite, elle offre à la contemplation la gamme très étendue de ses visages multiples et terrifiants.

La thérapeutique psychanalytique, particulièrement en matière de castration, a permis depuis de percer quelque peu l’ombre dans laquelle se meut la Grande Tragédienne et comprendre les origines de l’angoisse qu’elle inspire.

Longtemps le complexe de castration fut considéré comme la résultante de la culpabilité oedipienne. Placé sous le signe de l’inceste et du châtiment, il fut interprèté comme le produit de la crainte inspirée par le père. Cependant, il est apparu que, sous la personne pathogène du père, se dissimulait la personne de la mère à laquelle est dévolu un rôle aussi agissant, sinon plus fondamental, dans la genèse de l’impuissance et de la peur de la sexualité.

C’est là ce que l’analyse et l’inventaire des légendes, de pratiques religieuses, de coutumes et de lois, de tabous, de pratiques sexuelles et d’oeuvres d’art nous faisait pressentir.

Mais avant d’expliquer pourquoi et dans quelles circonstances l’image de la Mère Terrible émerge, s’impose à la vie collective et la domine, il convient d’analyser le mécanisme qui travaille à la formation de cette image.

De manière plus ou moins voilée, plus ou moins symbolique, la Mère Terrible dévoile immanquablement les deux qualités fondamentales de sa nature : celle de la femme phallique et celle de la femme castratrice. Il serait malaisé d’expliquer ces caractères et surtout la terreur de la castration qu’inspire la Mère Terrible en se référant au mécanisme de culpabilité propre à l’Oedipe. Pourquoi en effet, la crainte des représailles du père éveillerait-elle une représentation phallique de la femme et en quoi cette représentation phallique justifierait-elle la crainte de la castration ? Puisque dans la pratique se retrouve souvent étroitement unis le père et la Mère Terrible, il est plus légitime d’admettre que nous nous trouvons devant deux réalités qui convergent et se surdéterminent mais qui doivent être traitées séparément.

Indépendamment des rapports complexes que l’enfant entretient avec le couple parental dans son ensemble, il convient d’insister sur l’expérience que l’enfant a de chacun de ses géniteurs en particulier. Dans ces rapports, la mère occupe incontestablement la place dominante alors que le père ne fait dans vie de l’enfant que de mystérieuses et épisodiques apparitions. Essayons donc d’y déceler tout d’abord les origines d’une représentation phallique de la personne maternelle.

La pensée autistique de l’enfant, son expérience sensible du monde en relations étroites avec des besoins physiologiques impérieux, le fait qu’il interprète la réalité en se référant sans cesse à sa propre personne font qu’il est incapable de prendre conscience des différences morphologiques existant entre les sexes, particulièrement entre son propre corps et celui de sa mère : l’image de la mère possédant l’organe mâle s’impose tout naturellement à son esprit, et ce n’est pas sans difficulté que la réalité se chargera de le convaincre de son erreur d’interprétation. Cette explication, pour simple qu’elle soit, nous semble suffisante. Par contre, il est plus malaisé de comprendre pourquoi et comment la représentation phallique de la mère peut impliquer la peur de la castration, toujours présente, mais pas toujours explicite.

Du point de vue de l’enfant, une hypothèse est susceptible de donner à l’entité mère phallique-castratrice une certaine vraisemblance, et d’expliquer pourquoi ces deux caractères se retrouvent étroitement unis dans la synthèse "mère terrible".

L’enfant mâle admet difficilement chez la femme l’absence du pénis, il interprète ce manque comme l’effet d’une castration, d’un accident ; de là à se sentir menacé du même péril par celle-là même qui oppose à ses désirs les exigences de l’éducation, il n’y a qu’un pas vite franchi. La phase phallique ne peut à ses yeux qu’aggraver le péril, puisqu’elle centre son intérêt sur la zone génitale, et nourrit une terreur issue à la fois de la culpabilité oedipienne et de pratiques masturbatoires. Ainsi nous voyons comment la représentation phallique explique le caractère castrateur de la mère terrible.

Nous aurions là, du moins, l’origine vraisemblable de comportements ou d’images plus ou moins directement axés sur ce mécanisme fondamental : vagin pourvu de dents, substitut du pénis maternel ; peur de perdre la verge au cours de l’accouplement ; craintes des vierges ; excision du clitoris. Ces traits ne sont pas sans garder dans l’inconscient leur pouvoir dynamique, alors même que le sujet a admis son erreur d’interprétation, et l’inexistence du pénis maternel.

Il convient de signaler que d’autres mécanismes peuvent contribuer à la formation de l’image de la mère terrible, et la renforcer. Parmi ceux-ci, il faut faire une large part aux phénomènes dits de projection : l’enfant projette sur la mère (sur ses seins en particulier), le sadisme propre à la phase orale de développement affectif. Ce facteur serait essentiel dans l’élaboration de mythes et de phantasmes tels celui de la mante religieuse, de femmes aspirant leur partenaire sexuel tout entier dans leur vagin et en rejetant au matin le squelette de la Gorgones, du vampire. L’image du vagin armé de dents constitue une allusion très nette au sadisme oral et aux fonctions de nutrition.

Jusqu’à présent, seul l’homme paraît mis en cause. Il reste à déterminer comment la femme réagit à de telles images, si elle y reste indifférente ou si, elle leur accorde l’importance que l’homme leur donne. Ce que nous savons de la psychologie de la femme plaiderait plutôt en faveurs de la dernière hypothèse. Au fait que l’homme lui attribue un pénis, correspond chez elle le désir d’en posséder un. Sans doute interprète-t-elle son absence de la même façon que le garçon, c’est à dire comme un maléfice, une infériorité, mais alors que cette constatation éveille chez le garçon la crainte d’être châtré, chez la petite fille prend naissance le désir de s’approprier les génitoires du père, puis plus tard, du mari, de l’homme en général, désir qui s’exprime plus ou moins librement dans ses conduites avec le partenaire masculin et qui déteint sur son comportement global. Avec la naissance de l’enfant, événement très ambivalent, l’affaire est susceptible de nouveaux rebondissements.

Au cas où tout se passe pour le mieux, l’apparition de l’enfant offre une compensation à la frustration dont elle s’est imaginée être la victime. L’attachement qu’elle lui témoigne, le fait qu’elle le considère comme une partie d’elle-même explique que l’enfant peut jouer, sur un mode substitutif, le rôle du pénis envié. Ajoutons à cela les phantasmes où la culpabilité infantile est réveillée, et nous comprendrons combien la femme apporte sa contribution à l’élaboration et à la crédibilité, sur le plan collectif, d’un mythe de la mère terrible, castratrice et phallique.