Rétrospective d’une quarantaine d’oeuvres du peintre Jean Raine au Musée de Brou, à Bourg en Bresse jusqu’au 30 Octobre.
Viennent d’abord comme des cauchemars d’enfant, les grandes encres de Chine. Tout un bestiaire fantastique, couleur sépia, de bouches d’ombre, de chevelures hérissées, d’yeux écarquillés, qui livrent une sarabande endiablée sur le papier marouflé. Installés dans la première salle du musée de Brou, ils introduisent superbement le visiteur à l’univers de Jean Raine.
Cernés de noir, guillochés de traits, animés de taches, ombrés de lavis, ces masques d’un carnaval funèbre, cousins des grotesques d’Ensor, disent plus l’humour et la vitalité que l’angoisse. Preuve en est des titres : "l’Hésitation du magicien" (1964), "Les joyeux tréponèmes" (1965), "Pacte avec la vermine" 1967)... Sans doute, qui connaît quelque peu la vie chahutée de leur auteur, et sait que ces pantins grimaçants suivent de quelques années un moment très difficile (un premier delirium entraînant un coma, puis une perte de la perception des couleurs, perception qu’il ne récupère qu’en 1966-68 lors d’un séjour à San Francisco où il découvre l’acrylique), décèlera peut-être, derrière, un reste de peur, exorcisé justement par la dérision. Mais il n’y sentira pas la souffrance. Elle est encore à venir dans l’oeuvre de Jean Raine.
Portrait miroir
Antérieurs aux grandes encres mais placés après dans le parcours de l’exposition pour d’évidentes raisons de format, quelques dessins-peinture, puis c’est la grande salle où sont réunis les acryliques. Des premiers, exécutés aux Etats-Unis, forcés en couleurs et très proches de Cobra (on pense à Appel, à Jorn) aux oeuvres de la dernière année où J.R., c’est ainsi qu’il signe toujours, ne se réfère qu’à lui-même.
Encres, crayons de couleur, colorants alimentaires, cirage, huile... Vers 1957, Jean Raine, en compagnie de son ami Alechinsky, s’intéresse frénétiquement à différents médiums. Après l’écriture et le cinéma, voici ses premières tentatives picturales, où il semble "s’amuser". En témoignent, exécutées entre 1960 et 1963, ces oeuvrettes d’une grande liberté de facture, parmi lesquelles on retiendra surtout un portrait : celui de Bachelard.
Entre le reflet et le songe, l’image suggérée de l’auteur de "L’eau et les rêves" baigne dans une atmosphère tout à la fois aérienne et aquatique. Portrait-miroir, portrait double pour dire l’énigme du visage. Le sien et celui de l’autre. Le visage, ou mieux, le regard, principale récurrence de son oeuvre. Même quand celle-ci s’abandonne à l’abstraction, que la figure s’efface, se dissout derière le lacis des gestes, quelque chose d’un regard hante toujours les compositions. Comme une question éternellement posée.
"Jean Raine qui êtes-vous ?", interrogeait l’intéressé, en 1974. Pour aussitôt répondre, avec provocation et dérision : "Vous qui cherchez à savoir, vous ne trouverez pas. Vous trouverez un trou, des abîmes de lumières, un sexe disséqué, des espérances vaines, des désespoirs d’enfants, des rumeurs de crotale, des excréments fragiles, des laideurs, des beautés, sommeils de mammifères, des reptation d’invertébrés, des rognons de boucherie. Qu’importe. Jamais il n’a suffi d’avoir cru exister."
De Jean Raine, que sait-on ? Qu’il fut peintre, poète, et cinéaste. Né à Bruxelles, un 24 janvier 1927, mort à Rochetaillée, une nuit de juin 1986, dans son sommeil, après dix-huit années passées dans le "désert lyonnais" comme il l’appelait, "dans son château miné par les brouillards de Saône"... Qu’il a fréquenté, pêl-mêle, des surréalistes, belges puis parisiens, des peintres de Cobra, Henri Langlois et sa Cinémathèque, des hôpitaux psychiatriques... et lié son existence à l’alcool. A la vie, à la mort. La mort, qui l’attirait tant.
"Retrouver l’homme en germe dans une originelle animalité" : voilà le sens qu’il décelait, en 1970 dans cette oeuvre conflictuelle qui va s’épanouir à mesure que lui dépérit. Une oeuvre qui passe par des violences, des sauvageries, des tensions qui chahutent couleurs et compositions. "Regard sur le chaos (1979) est en cela caractéristique des acryliques paroxystiques de cette période. La composition y entre en conflit avec le cadre dont la limite est sentie comme une mutilation, le coup de pinceau s’effile comme autant de coups de rasoir, la touche fragmentée ne laisse aucun repos à l’oeil... C’est une empoignade avec l’élémentaire. Un combat. Le combat de Jean Raine, sa lutte avec le chaos originel, celui qu’il porte en lui.
Paradoxe d’une vie et d’une oeuvre.
Les oeuvres de 1986, année de la mort du peintre, font éclater le paradoxe d’une vie et d’une oeuvre. Moins le peintre existe, plus son oeuvre existe. Plus celui-ci s’enfonce dans un délabrement physique et psychologique cherché, plus celle-ci s’élève.
Ainsi, dans ce qu’on peut considérer comme un de ses meilleurs tableaux, "Organes inessentiels" la danse de vie et de mort se fait légère". Atteint à l’harmonie, à l’équilibre. C’est un festin de rose pâle, de vert tendre, de fuchsia, d’alliances de coloris subtils, d’écritures déliées et de rythmes réguliers qui invitent l’oeil à d’incessantes découvertes. Naissent, dans une atmosphère de tempête apaisée, de calme vigilant, sentiments et impressions mêlés : la joie à la tristesse, la folie à la raison. Une plénitude qui ferait croire, momentanément, du moins, à la victoire sur le chaos.