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L’Histoire et le Contemporain (1992)

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Evoquer Jean Raine n’est pas pour moi remonter dans le temps des souvenirs, tellement cette rencontre est restée comme une réalité pleinement vécue.

Aujourd’hui nous voici en présence de ces oeuvres si fortes, si parlantes du combat d’un homme que je considère vraiment d’exception, un artiste tout à fait remarquable, combat qu’il a mené avec lui-même ou peut-être un peu contre lui-même. Il a su d’emblée, en prenant le parti d’un non conformisme tous azimuts, que son entreprise placée sous le signe d’une poétique créatrice, sommée de dépasser constamment les contingences mais surtout les limites de l’humain ordinaire, serait une lutte sans merci contre toutes les puissances et les forces de résistance qui gouvernent le monde et trop souvent le monde même de l’art.

Etre polymorphe, tantôt et dès la première heure cinéaste, mais aussi écrivain, poète, plasticien, peintre, dessinateur, Jean Raine eut très tôt décidé d’être du côté des insoumis, des révoltés en permanence, des insatisfaits chercheurs, des lanceurs de défis, d’abord à lui-même et aussi, d’une certaine façon, à l’expression artistique dans ses formes multiples. Il ne faut pas chercher en lui le novateur, l’artiste soucieux d’appartenir à la dernière avant-garde, au contraire. Sa nature profondément méfiante l’a constamment éloigné de cette préoccupation dont il a immédiatement perçu la vanité.

Picturalement parlant l’oeuvre de Jean Raine tient de la conjonction de divers courants plus ou moins repérables dans les différentes périodes de son oeuvre. Des courants non pas pris pour eux mêmes ou pour ce qu’ils représentent dans le déroulement de l’histoire de l’art de notre siècle mais pris dans ce qu’ils avaient de spécifiquement porteurs vis à vis des besoins d’expression même de l’artiste. Je cite : le surréalisme, un certain fantastique, (je m’en expliquerai plus loin), la fougue défigurante de Cobra, l’ardeur et la fougue spontanées d’une gestuelle qui chez lui n’est jamais une fin en soi mais dont la maîtrise dépend d’une véritable disposition intérieure.

Oeuvrant ainsi pour échapper aux réalités, à la banalité, habité par une rage de forcer toutes les barrières qui se présentaient à lui, il n’a cessé en quelque sorte de défier ses démons. Non pour s’en débarrasser comme s’il s’agissait d’un exorcisme, parce qu’il savait que c’était impossible étant donné l’ampleur de son défi, mais justement pour atteindre ces zones de lui-même qui se situent à la limite même de l’inconscient, là où on pourrait basculer dans la folie incurable. Jean Raine a voyagé au bord du gouffre en terrain extrêmement friable, poussant son audace jusqu’à chercher l’ivresse qui rend le voyage non seulement audacieux mais excessivement dangereux, excessivement dans le sens bien entendu de l’excès.

Incontestablement, le sens du tragique est profondément inscrit dans cette oeuvre dérangeante et, paradoxalement, bien vivante. J’ai dit tantôt qu’il nourrissait des accointances avec le surréalisme. Ce n’est pas dans un quelconque formalisme mais ce serait plutôt à la manière d’un Max Ernst par exemple lorsqu’il cherche une sorte de sur réalité, quelque chose qui dépasse cette réalité, qui l’agresse, qui la force à révéler sa face, ses faces, secrètes, intangibles, ses faces immatérielles.

Ailleurs, quand des sortes de personnages mi êtres, mi animaux apparaissent dans ses oeuvres - nous sommes dans les années 64/65 - on est en fait à la lisière d’une fantasmagorie qui n’est image que par nécessité de transcription de ces fantômes obsédants avec lesquels l’artiste ne cesse de se colleter dans un combat dont il connaît déjà inévitablement l’issue fatale, parce qu’il sait qu’il n’y en a pas d’autres et parce qu’il s’y engouffre totalement, volontairement.

D’autre part, profitant aussi du jaillissement révolutionnaire de Cobra, jaillissement révolutionnaire par rapport à certains mouvements abstraits ou à l’école de Paris de cette époque, il a pu inventer, dans une liberté revendicatrice d’une liberté toujours plus grande, une expression quasi hallucinatoire qui correspond profondément à ce que j’appellerai une douloureuse vision, une tragique conscience, une taraudante inquiétude existentielle qui prendrait en compte, pour citer Sartre, "L’Etre et le Néant".

C’est dans cet état de permanente convulsion, cette révolte de ne pouvoir être plus que soi-même, cette énergie désespérée de vaincre l’invincible, qu’il s’agit à mon avis de considérer cette oeuvre beaucoup trop largement méconnue. Sans doute est-ce parce que son pouvoir dérangeant est bien plus fort que chez la plupart des artistes, parce qu’il atteint certainement à une sorte de pouvoir hypnotique, à une sorte d’envoûtement qui dérange davantage les conforts mentaux et psychiques, que l’esthétique plaisante à l’oeil. Profondément tourmenté, habité d’un désir insensé d’une victoire de l’être sur lui-même, cette oeuvre poétique dans son défi mené jusqu’au bout, d’une beauté rare par sa grandeur tragique par sa terrible authenticité, est pour moi une oeuvre majeure.