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Journal d’un délirium (1958)

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Rappel de 1960

Mes apophtegmes restent apodictiques. C’est la seule chose dont je puisse encore, bien que parfois non sans rire, franchement rigoler.

Voici un an je sortais, après trois mois, de l’hôpital psychiatrique. J’avais été un malade modèle : intraitable ; Je m’étais laissé faire avec humour pour leur apprendre, aux psychiatres, ce qu’est une maladie existentielle chez un malade qui sait qu’il souffre d’une maladie qu’en propre il n’a pas. Je voulais sur le vif leur montrer aux psychiatres, le côté inquiétant de la vie de quelqu’un qui en bien des domaines, en sait autant ou plus qu’eux. Je parle de moi, cela va sans dire. Je n’ai pas usé mes culottes sur les bancs des universités, je suis parcimonieux de mes culottes. Cela ne m’a pas empêché d’être assidu et prodigue de mes années. Au terme de milliers d’heures de cours, j’étais fixé. Je ne serais pas psychologue.

Circonstance aggravante, ils n’y peuvent mais... Leur mauvaise foi, aux psychiatres, tient à un défaut de la pensée banal, qui n’est que trop inquiétant... Durant trois mois, j’ai vu ce que je voulais voir mais surtout ce que je voulais, pour ne pas être injuste, ressentir et vivre pleinement, le désespoir d’une non guérison. Je l’ai fait avec science. J’ai mis en doute des témoignages et notamment celui d’un malade qui depuis quatorze ans traînait d’un institut à l’autre. Beau fiasco en vérité. Moi j’étais plein de zèle. J’obéissais, je me soumettais sans obéir. Je connaissais l’issue. Je me lavais de ma crasse dans cet hôpital.

J’étais comme dans un bain. Je me baignais trois fois par jour et, pour ma satisfaction, parfumé par Rochas, comme un satrape, je me rendais au psychodrame. Là nous jouions. Je me portais bien. J’y étais décidé : échapper par ce biais aux tourments de l’existence n’était pas une feinte mais n’était pas non plus le moyen sans fin d’y échapper. Mon séjour durait. Les psychiatres s’interrogeaient, s’étonnaient. D’habitude les pensionnaires n’ont qu’une hâte : s’en aller au plus vite. Je retenais même ceux qui ne voulaient pas rester, par des grimaces, des conversations qui étaient, elles, de véritables psychodrames et dont le thème, toujours et intentionnellement restait obscur et vaseux. Il faut rassurer l’homme sur son inexistence et, dans cette voie, on peut mettre au point une thérapeutique valable.

Je me souvenais avoir lu "Vers une Cosmologie" de Minkowski, il y a plus de dix ans. Bachelard avait lu ce livre mais ne l’avait pas fait savoir. Peut-être en fit-il la barre du gouvernail dont il a donné un coup à 180 degrés sur l’océan de la facilité avec laquelle il pense (Il y a chez Bachelard - ce qu’il m’appris de précieux - une certaine légèreté).

Je réservais un autre livre, en consigne dans ma bibliothèque depuis dix ans, que je viens de lire après avoir écrit les notes que vous lisez. Ce livre est d’un homme à qui je dédie ces notes frustes à côté des développements subtils du dernier ouvrage qu’il a écrit avant sa mort. Il s’agit d’une étude sur Baudelaire qui porte en sous titre : "l’expérience du gouffre". Son auteur est Benjamin Fondane. Je crois devoir m’expliquer. J’écris mes apophtegmes depuis que j’ai seize ans. Cela me reporte à une époque précoce où l’on croyait encore à la jeunesse. Ces apophtegmes sont, je le crains, perdus sauf ceux-ci de 1961, je crois les avoir perdus, ces apophtegmes précédents, mais ils se retrouveront et c’est le pire. En attendant, que ceux-ci se suffisent.

En guise de préface : Apophtegme du 2 février au matin. Ils resteront apodictiques, "Au revoir" dit le loup en sortant civilement de la bergerie après n’avoir mangé personne. "Je dois me réserver, je suis au régime"

Une constance que l’on n’a pas : tomber goutte à goutte comme la pluie. Nous nous versons par seaux.

Tu remues des poubelles, mon âme. Ca me réveille.

Ne pas être à vie. Etre un soir ou une nuit très polonais, très jaloux du pain qui se mange sec.

Je n’oublie pas d’apporter des fleurs mais j’oublie toujours de gagner de l’argent pour en acheter.

J’ai une gueule qui pue mes vices et je voudrais pourvoir embrasser un ange, mais l’alcool.

Je ne suis pas de ces salauds qui gagnent la vie de leur femme et qui font ça pour le plaisir de leurs beaux yeux.

J’avais rêvé vivre un éternel présent, mais on finit par devenir le prisme dans lequel le passé vous décompose.

Maintenant que j’ai bâti mon cénotaphe, je peux en toute tranquillité creuser ma tombe, pour autant que je vienne à bout de ma fatigue.

Ce soir je ne suis pas descendu. Je ne veux pas assommer mes amis à coup de cafard.

Le besoin de changer se justifie sans autre explication. Je ne vois que l’on puisse être heureux autrement ou avec quelqu’un d’autre.

N’avoir plus à dire qu’une chose, imprécisable d’ailleurs, juste en marge de ce qu’on croit penser au moment où on croit.

Il faut peu de réalité pour faire la vérité : il suffit d’un miroir.

Maintenant que le peintre s’abstrait, il faut que le littérateur peigne.

Dès que je pense, je pense le contraire. Jamais je n’ai pu penser que du contraire.

Il est terrible de n’être pas aimé. On perd un temps fou à penser à des choses importantes.

L’atmosphère est à une sorte de détente. Je me suis pris d’abord à vouloir nettoyer la casserole, puis j’ai eu le courage d’y renoncer. J’ai fait tremper.

J’avais rêvé vivre un éternel présent, mais on finit par devenir le prisme dans lequel le passé vous décompose.

Le drame de l’homme est de vivre dans une absence de problème et dans une quantité de problèmes mal posés qui appellent nécessairement des solutions fausses, faisant qu’il discrédite à ses propres yeux sa propre intelligence.

Ce qui importe n’est pas d’apposer sa signature, mais de reconnaître dans le style, son être, sa substance, et lorsque la chose émane de nos confins, comme étrangère à soi, savoir se porter loin vers elle et devenir ce qu’elle exige.

N’aie pas peur, n’aie pas peur d’inventer que tu hésite... Ce raffinement est d’un genre souverain.

Une mémoire survit qui fait que nous nous croyons jeune toujours un peu plus que la vieillesse que nous accusons et qui nous a toujours précédé. Nous devenons.

Quand je ne suis pas ivre, je n’ai ps la facilité de la parole. Quand je n’ai pas bu, je ne peux vivre. La vie m’effraie. Je ne cesse d’interroger ceux que je vois pour savoir qui je suis. Quand je suis ivre, je sais que je suis un autre, mais les autres alors ne me reconnaissent et ne me comprennent pas. Dieu que de peine à écrire cette histoire, je barre, je biffe, je n’ai plus de sûreté,Je je souhaite rencontrer un assassin qui consente, sans finir aux assises, à m’endormir. Ce n’est pas moi qui le dénoncerai.

Confirmé dans ce silence après une cascade tapageuse de déclarations branquignolesques, redevenu jeune, naïvement, tendrement malheureux.

Pousser très avant ce qui vous tire.

Le vrac est condition même de l’existence.

Arriver à casser, à salir, à perdre ce qu’on aime est ce que réussit à faire Henri Langlois. Un musée. Fort heureusement car, selon sa méthode, les choses prennent le prix d’un vieillissement précoce. Il fait des siècles en un jour. Il massacre. Il se marre très sérieusement. C’est ainsi que je l’aime.

J’ai un tic d’écriture, deux points : Je mets deux points toujours à la place de mes deux yeux.

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