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Jean Raine ou les brouillons de l’exigence (1994)

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"Dès que je pense, je pense le contraire. Jamais je n’ai pu penser que du contraire".

Fort de ce paradoxe en forme d’apophtegme, Jean Raine a, durant un demi-siècle, accumulé plus d’un millier de textes et poèmes, un archipel de pensée à la dérive partiellement échoué sur les pages de nombreuses revues ou publications. Lié au groupe surréaliste en électron libre, puis élément discret du groupe Cobra, Raine est le poète d’un lyrisme de dérision.

Taillé dans la spontanéité et l’anticonformisme, sa parole puise ses ressources dans une "psychopathologie" exemptée des contorsions de la respectabilité littéraire. Le poète peut patienter jusqu’au posthume. Pas l’homme. Surgir de soi-même, se franchir. Telle est l’urgence vitale, sombre et cosmique, de ces douloureuses coulisses qui ne tendent nullement vers "l’être à envahir" que sollicite Michaux, mais vers "un être à affranchir" de lui-même, prolongement naturel du surréalisme thérapeutique de la "poésie Noire" délaissée en 1942 par Daumal, au profit d’une "poésie Blanche" au dépouillement orientaliste.

La transparence virulente que Raine a choisi d’expérimenter sur son propre cobaye ne vise bien, à long terme, qu’à ébranler le vieil empire des masques qui le prive de l’ "Autre". Entretenu par le dérèglement méthodique de ses sens qu’en dandy iconoclaste et tragique il provoque volontiers, l’insurgé pratique la dynamique de la volte-face. De féroces tendresses en jubilations baroques, armé d’un rire pataphysique hérité de Jarry - et parfois proche de l’"Umour" d’un Jacques Vaché - dont les éclats éraflent chaque fois un peu plus l’ordre du monde, Raine n’a jamais transigé avec la confortable opacité des choses.

Aujourd’hui, réunie dans le présent volume - composé de treize recueils inédits pour la plupart - l’oeuvre poétique de Jean Raine, admirateur éclectique des présocratiques, de Racine, ou encore de Bachelard, est ici présentée dans sa chronologie historique et non d’après un calendrier approximatif de publications souvent différées.

On y notera une prolificité inégale due à de fréquents ressourcements dans l’expression picturale, seconde vue du poète, qui n’a jamais manqué de détourner l’encre promise au verbe.

Deux périodes principales articulent cette oeuvre de moins en moins confidentielle. La première, celle de l’illusion amoureuse et des élans fraternels, s’étire de 1943 au tout début des années soixante, soudainement obscurcie par un Delirium Tremens. La seconde, vouée à la pratique du détachement est celle des retours interminables, de ces "clartés cruelles" déposées par le reflux sur l’estran de l’existence.

Quelque part entre Diogène et Artaud, entre Cioran et Brautigan, en bivouac incessant dans ses propres marges, Jean Raine aura été de ceux qui remuent le fond de leur siècle, résolument engagé à "sans trop s’ignorer, ne se reconnaître que de loin" ou encore à "n’être que la victime de ses victoires".

Loin d’être dupe de lui-même, Jean Raine cherchait le "Mercure du Temps", sachant pertinemment qu’il s’agissait là d’une étoile toujours prête à fondre entre les doigts de celui qui pense la brandir.