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Jean Raine "Le sorcier, l’atroce, le magicien" (1987)

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Suraiguë, pamphlétaire et souffrante, la première lettre de Jean Raine accusait la critique lyonnaise d’avoir une taie à l’oeil pour ignorer que lui, peintre belge, s’était établi sur les bords de Saône.

Répondre, bien sûr, en l’allant voir dans son antre. Lourde bâtisse, près de l’église de Rochetaillée, d’aspect humide comme si ses murs baignaient dans la nappe phréatique... Et Raine sur le perron tel un guide au rameau, initiateur légèrement grinçant, prince dévoyé, fripé, pugiliste en peignoir descendu du ring encore "out", théâtral porteur de masques...

Une lumière mince dans l’appartement. Suffisamment de pénombre en tout cas pour entretenir le doute sur l’âge de Jean Raine, tantôt jeune homme à la lèvre purpurine, fragile et presque transparent, et tantôt silhouette en ruine, d’ombres profondes.

A le mieux connaître, ensuite, je l’ai toujours vu balancé entre une adolescence rimbaldienne, d’avant l’Ethiopie, et une survieillesse qui passait sur lui comme le fard mélodramatique d’un personnage de composition. Il en jouait sans doute. Mais, au fil des années, l’usure gagnait, imposant une précarité sans recours. Je me sentais avec lui assez mal à l’aise, coupable d’une inavouable normalité, alors qu’il ressemblait à un grand brûlé au visage cicatriciel. Il est vrai qu’il avait flambé sa vie, risqué sa peau en une patiente dégradation de soi dont l’issue ne faisait aucun doute.

Il s’en tirait en bouffonnant avec un rire de crécelle sur fond d’angoisse. Un fou du roi dont les grelots tintaient à l’aigre son propre glas comme dans une de ces pièces de Ghelderode qu’il avait aimées.

L’enjeu de cette dévastation systématique, on le découvrait aux murs sur les toiles avec ou sans châssis et, mieux encore, dans ces grands "noir et blanc", les encres sur papier qu’il déroulait à l’aide de Sanky son épouse sur le plancher du grenier.

Alors grouillaient les orages de signes sur ces plaines où avaient eu lieu les batailles de Jean Raine contre l’esprit et le corps pour les contraindre à expulser les jungles, les hordes, les colonies rampantes, cette mémoire enfouie des paniques anciennes qu’il lui fallait atteindre par le dérèglement des sens et libérer dans le geste créateur.

Souvent ces empoignades pantelantes avaient la nuit pour théâtre. Le vin, un vin furieux, stimulait la transe, la danse sacrée par lesquelles Raine se refaisait barbare, conscience et inconscience de l’aube à travers des forêts aveuglantes.

Il avait mimé pour moi devant les caméras de télévision les prémices d’une de ces traversées suicidaires - puisque sa substance y était entamée - jetant sur le papier au sol des coulées de couleurs acryliques. Il tripotait la matière étalée au hasard comme un magma excrémentiel dans lequel il barbotait, pieds nus, engageant le corps dans l’ivresse des maculatures, vigneron foulant des sucs aux exhalaisons mortelles, suscitant dans la fange primordiale des esquisses de trajectoires, des balbutiements de langage. Son pinceau irait ensuite, sensuellement, gestuellement, traquer la divine fortune d’un signe dense, d’inscriptions lourdes de rumeurs et de cris.

Jean Clarence Lambert, dans son livre sur Cobra, écrit des peintures de Jean Raine qu’elles sont autant de "psychomachies". Pour gagner, pour trouver, il fallait au peintre maintenir un état sur le fil entre la déconnexion, la libération des mécanismes rationnels et la veille mentale du chasseur au guet. Exercice périlleux !

On lit dans une biographie qu’il a dû contrôler, pour 1960 : "Retourne à Paris, continue à travailler avec Henri Langlois mais s’englue de plus en plus dans ce qu’il appelle l’absurde. Se met à peindre et à écrire frénétiquement tout en buvant beaucoup. Rédige "Journal d’un delirium" et peint une centaine de peintures en utilisant du cirage, de l’encre, des crayons de couleur, des colorants alimentaires et des fonds de peinture à l’huile d’Alechinsky. La plupart de ces peintures étaient données à qui en voulait et sont actuellement dispersées, bien souvent même pas signées. Apparemment Jean Raine cherche sa mort...

Rapatrié à Bruxelles il ressuscitera à l’hôpital d’un coma de vingt et un jours."

Le simulacre télévisé auquel il s’était prêté pour un documentaire révélait la part du jeu provocateur dans son art. Poète, il a procédé de même avec les mots ou plutôt avec les sons du langage au mépris du sens. Tordre le cou d’abord à l’intelligibilité. A lui seul il engendre des cadavres exquis, sans queue ni tête et pourtant..., il crée des images extrêmes par la conflagration de propositions opposées, de termes déviés de nos habitudes mentales. Il démarre de la frivolité de ces antagonismes agités dans le cornet à dés pour débusquer des gravités, des virginités de sensations par lesquelles l’esprit du lecteur est, d’un coup, traversé à vif. Que de fulgurances dans ces textes visités qui, par syncopes dans la frénésie, s’abandonnent un instant aux cadences d’une chanson de mélancolie :

Te souviens-tu du bois joli
pétri vieux et maldonne
te souviens-tu du bois maudit
la vaisselle à l’âge d’homme
et
voici que tout ternit
crac, crac, pouf etc...
verbalise au vert l’automne

Cinéaste, poète et peintre, mêlé au surréalisme et à Cobra, Jean Raine fut le familier des plus grands esprits. Il est évident que, dans les turbulences de ce siècle, il a démontré un très sûr discernement des enjeux de sa génération" comme l’a remarqué Bernard Lamarche Vadel. Mais son imaginaire, son matérialisme, sa magie, son exhibitionnisme, sa narquoisie (les titres qu’il confère après coup à ses délires refroidis et témoignent." Il pose sur l’oeuvre achevée le regard du rie" dit Bertrand Puvis de Chavannes) son angoisse lucide, ses jeux de masques - aveux désavoués sous le pavillon du sarcasme - son empoignade avec la mort,, ses dégoûts véhéments et ses hantises ricanantes, relèvent, après tout, de la pratique d’un dadaïsme original. Un essayiste de la provocation jusqu’à la liquidation physique du provocateur !

Etre le médiateur entre ce que l’être humain conserve de plus archaïque "la bête" et "l’être évolué" tel est le rôle qu’assigne Jean Raine à l’artiste qui doit, "par tous les moyens" "être autre que les autres".

Pourtant l’oeuvre de Jean Raine, si elle est fondamentalement tragique dans son destin, ne se donne pas à lire comme telle. C’est René Déroudille qui souligne que "la décharge de vitriol plastique accumulée (...) se transforme, par quel mystérieux phénomène, en guirlande fleurie." De fait, des graphismes légers aux accumulations colorées obstruant la surface des dernières peintures obsessionnelles, comme s’il ne pouvait supporter le moindre espace muet, l’oeuvre de Raine se constitue en une vaste kermesse.

Claire Peillot, dans "La visite à Jean Raine", observe dans les encres "un art du contour fort intéressant mais proche de l’esquisse, du dessin voire de la caricature (...)" On déniche parfois dans la forêt convulsive du peintre des formes allusives à de grands masques, à des poupées géantes, à des oriflammes en folie au bout des hampes. Le support, gorgé de forces vitales, éclate en fanfares discordantes, saugrenues comme des appels à une liesse désordonnée, aux licences scabreuses du carnaval. Des yeux palpitent aussi comme sur un éventail de plumes de paon.

"Il y a des moments de fougère, des moments d’insectes, de vampires et aussi ces visages qui nous atteignent comme si leurs traits, quelquefois précis, n’étaient pas exactement ce qui importe" écrivait Marcel Lecomte.

Il y a quelques jours Michaël Lonsdale était à Lyon pour lire des poèmes et des textes de Jean Raine, mort à Rochetaillée le 19 juin 1986. D’une voix volontairement désarmée des effets de comédien pour mieux faire entendre une solitude et une expérience de détachement sinon d’anéantissement : "Jouons à deviner qui est Jean Raine. Je me bande les yeux. Mes mains un peu ivres se tendent en un simulacre qui cherche à assouvir des passions. Je me sais présent, cependant je me cherche. Etre aveugle et se donner à voir n’est pas nécessairement exister. Par contre exister moins confère plus de présence. Qui est-on pour autrui ? Un mort vivant, un fantôme ? J’ai pour le regard du mépris : une chance aveugle comme si tout soudain avait été détruit. Même tabac pour la mémoire. Ne jamais rien oublier et sans cesse tout oublier. Faire de son cerveau de la gomme."

Ou encore : "Il me semble logique de travailler à ma mort. Ghelderode me disait que la mort est le destin et la compagne obligée du poète dramatique". Ne serions-nous que des acteurs, des Hamlet affamés de trépas ?

Est-ce le noir absolu, l’atonie du vide ? Non, les regards veillent dans la forêt des égarements provoqués, dans la végétation luxuriante arrosée du jus des alambics :

On fait généralement de la poésie le dépotoir des passions. Elle doit être le rêve des anges. Le poète se dépasse comme Verlaine couché dans le ruisseau. Il se débrouille. Il erre. Il divague. Il est le chien perdu, il ricane en bavant à la face des cons. Parfois il consent, mais à quoi ? Il a peu le souci de lui-même, ou, c’est là que s’opère la surprise, il devient le sorcier, l’atroce, le magicien. Il exerce son pouvoir sur des forces inexistantes. A peine des rêves. Rien qu’un espoir."