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Jean Raine l’Indocile (2006)

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Jean Raine l’Indocile

Préface à l’exposition du PMMK d’Ostende 20 janvier - 26 février 2006

Toute rétrospective consacrée à un artiste ayant fondé son oeuvre sur une esthétique de la dévastation reste paradoxale. En regard de cet hommage consacrant- quelque vingt années après sa disparition - l’artiste singulier que fut Jean Raine, il serait incomplet de ne pas évoquer l’homme lui-même tant son être fut consubstantiel à son engagement pictural. Pour l’heure, une somme de grands formats divisée en trois séries chronologiques : les très grandes encres des années 65-67, les très grandes acryliques de l’année 75, celles enfin de l’oeuvre tardive s’étirant de 81 à 86.

La circonspection du peintre envers les logiques rationnelles l’a très tôt poussé à s’inscrire dans une posture de l’absurde. Afin d’assigner le réel. Jean Raine n’a en effet cessé d’emprunter à la dégradation comme à la fulgurance, d’offrir en pâture le spectacle à ciel ouvert de sa présence inquiète. Détaché de réalités immédiates sur lesquelles il s’appliqua consciencieusement à peser d’une fureur anticonformiste, Raine atout livré de lui-même, désintéressé jusqu’à se perdre dans les couloirs de l’histoire de l’art sans jamais en prendre ombrage.

Peintre, poète, essayiste, cinéaste, né à Bruxelles le 24 janvier 1927, Jean Philippe Robert Geenen, a néanmoins participé - dans l’ombre mais en première ligne aux expérimentations artistiques pluridisciplinaires de l’après-guerre. Bien que resté peu médiatique - marginale - la place d’agitateur discret qu’il occupe dans les domaines de l’écrit ou du cinéma expérimental est loin d’être négligeable.

Du surréalisme tardif à l’éphémère mouvement Cobra (1948-1951), cet esprit transversal authentiquement étranger à toute spéculation artistique a fréquenté dès son plus jeune âge les grands esprits de son temps. Imprégné des présocratiques, de Rimbaud, de Mallarmé, de Racine, de Jarry, de Corbière, influencé par la "philosophie du non" de Gaston Bachelard, il se lie dès l’adolescence, avec les milieux surréalistes belges et fait des rencontres décisives : Marcel Broodthaers, André Souris, Henri Storck, Luc de Heusch, Michel de Ghelderode, Christian Dotremont... A vingt ans, il côtoie Breton, déniant toute allégeance aux chapelles artistiques. Ne se déclarant que "subréaliste", aucune tentative d’annexion ne sera venue à bout de cet esprit réfractaire à toute officialisation. Ce jeune homme exigeant et passionné s’annonce poète assurément. Poète et peintre.

Tentant pour sa part de jeter une passerelle psychanalytique entre abstraction et figuration, sa récurrence formelle n’emprunte ni au savoir faire ni à la virtuosité technique mais repose sur un exercice quotidien visant à démonter les artifices attendus de la peinture. Adepte de la facétie comme de l’outrance, Jean Raine n’a effectivement jamais été picturalement correct. Renégat métaphysique jouant - se jouant - de la vacuité humaine, l’homme a toujours su tenir pour lui-même comme pour son entourage un rôle de composition tragi-comique : pour atteindre l’ange gardien de ces ombres menaçantes qui nous concernent, faire la bête ricanante, sarcastique, exhibitionniste..

Par le verbe lapidaire occuper le silence et ses lâchetés muettes. Par cette posture pathétique délibérée, accepter de devenir l’anti-héros le mauvais fils de la peinture. En toute dignité, tenir ses engagements sans jamais prétendre à la notoriété. Prolongeant dès 1951 le feu mouvement Cobra en solitaire situé par la critique comme faisant le lien entre Karel Appel et Asger Jorn, il a su pousser dans leurs retranchements les prérogatives d’un mouvement défini par Jorn comme une "déformation des êtres et des objets jusqu’à ce qu’ils prennent leur signification réelle". Transgressant la spontanéité convenue - voire décorative - de Cobra, Raine se singularise surtout par l’objectivation de celui qui crée par ce qu’il crée.

Ainsi sa dynamique convulsive d’envoûtement qu’il met résolument en place prendra aussi bien l’ascendant sur la préméditation d’embourgeoisement culturel que sur la posture du créateur à l’oeuvre. Déniant jusqu’à son prore ego de peintre, intimant à son être tout entier de se projeter dans un corps à corps avec la matière, il s’agira avant tout pour lui de perlaborer, de diriger ses pulsions vitales vers la plus grande honnêteté plastique.

Dans une capoeira picturale menée entre danse et combat, l’heure vient alors de s’absenter de son personnage, de s’échapper du monde par l’atelier.

Habité d’une joie fiévreuse maculant d’esquisses indélébiles la virginité de la toile, l’artiste patauge avec jubilation dans ce ring grandeur nature promis à la verticalité d’un accrochage qui nous parvient aujourd’hui. Une page blanche, un champ de bataille à même le sol que le peintre foule parfois dans le plus grand dénuement vestimentaire. Il faut se mettre nu non pas parce qu’on est beau, mais pour le devenir : fort de cette devise d’Etienne Decroux, Jean Raine vivra donc sa peinture penché sur le sol qui le porte pieds nus, parfois une main, un genoux au sol, comme pour se régénérer dans une généalogie originelle, christique.

Tumultueux ou éructant, sombre puis sodain solaire, électrifié par une frénésie intérieure connue de lui seul, s’accrochant au pinceau comme à un bâton de radiesthésiste, il se vit en tant que source d’images. Une source d’encre. Se servant du manche comme d’un oscilloscope, l’homme travaille à guider le peintre entre la fatigue d’être et l’urgence de faire.

Se dire, s’arracher de soi-même, de sa propre prévisibilité, de son intime importance. Se faire violence avec délicatesse. Mettre à plat sa cosmogonie intérieure, son être organique le plus brut. Un rituel de purification à travers lequel - et là est sa force - la crainte opportuniste de se fourvoyer reste totalement étrangère. Que ça rate, que ça réussisse, après tout c’est secondaire, disait Giacometti. Par cette dynamique de l’enlisement oscillant du noir à la couleur, voilà que le peintre donne corps à un exotisme fabuleux, à une biologie de la sensation interne.

En spéléologue averti de sa difficulté d’être et dans une forme de somnambulisme, voilà que par le geste, il dénoue le fil éphémère et fragile de l’instinct. Un geste déposé dans la trace immédiate mais simultanément relégué dans l’image à venir. Par ce lâcher-prise baroque et dirigé, Jean Raine ne touche jamais autant au réel humain que lorsqu’il déroule en direct cette hémophilie temporelle qui, traversant son corps, l’emporte.

Inscrit dans une durée non conceptuelle, il s’agit bien pour lui de décomplexer l’acte créateur du dispositif théorique qui le guette. Payer de sa personne pour s’atteindre, atteindre l’autre. Se traverser absolument, être traversé, se vider pour se remplir, tel est le contrat d’authenticité du peintre. J’ai le sentiment de n’être que l’espace que j’occupe, écrira-t-il un jour.

Au début des années soixante, après avoir un temps perdu la perception des couleurs à la suite d’un épisode éthylique plus ou moins expérimental durant lequel ses poèmes seront classés à charge dans son dossier médical, il crée le Club Antonin Artaud avec Sankisha qui deviendra sa Paule Thévenin.

S’appuyant sur les vertus thérapeutiques de la création, le projet d’avant garde tend à la réinsertion sociale des patients psychiatriques. De cette expérience altruiste et marginale pour l’époque, surgit une première série de grandes encres en noir et blanc qui, mettant en avant les vertus cognitives de l’écriture semi-automatique, rappellent le test de Rorschach.

Avec ses proches Jacques Hérold, Roberto Matta ou Victor Brauner Raine n’est en effet pas loin de considérer que le tableau existe en partie par celui qui le regarde.

Par cette transe barbare mise au service d’une esthétique régressive dont la valeur de provocation pourrait être appréhendée comme excrémentielle, la pratique cathartique du peintre-démiurge consiste à dégorger ses doublures de plus belle, à maculer le monde extérieur d’entrailles fantasmatiques encombrantes, douloureuses.

Ces oeuvres sont l’empreinte d’un champ de bataille labouré, attestent d’un pugilat engagé contre fantômes et géants. Elles sont le témoignage d’une cérémonie gestuelle pudique, privée qui, dans une certaine mesure, se rapproche de l’action painting. Plutôt qu’externe, Raine y convoque néanmoins un hasard interne, un phénomène de pesanteur psychique plutôt que terrestre. Un dripping mythologique, plutôt que spatial, un météorisme métaphorique non exploitable, bien trop habité par l’angoisse existentielle pour ne pas faire appel au littéraire.

Crochetant de l’intérieur la boîte de Pandore du quant-à-soi de l’art moderne et contemporain, l’enfant terrible de Cobra décrispe le dogme et de ce fait libère sa propre société symbolique. Sous le signe d’une menace volcanique, gronde alors cette lave noire en irruption. Une danse psychédélique et bouillonnante, un cortège d’ectoplasmes dérangés dans leur mystérieux commerce par les microscopes de l’inconscient. Sur des territoires voisins de Pollock, Masson ou Michaux, quelque part entre James Ensor et Wols, se répand une nébuleuse habité de monstres récurrents, de dragons handicapés, empêtrés dans leur flore goudronneuse.

Une guerre cellulaire en marche, oxygénée par le frémissement d’étranges cils vibratiles : s’y entrechoquent des noyaux, des têtes d’animaux, des huîtres, des yeux, des paons, des coqs, des vers à soie, des mantes religieuses, des anémones, des hiboux sans doute philosophes. Et si le questionnement métaphysique de Raine reste sous-jacent, l’évocation de ses titres emprunte à la dérision surréaliste : Méduse pour Héraclite, Distillation du quotidien, Dissidence des femmes pédantes, Organes inessentiels, La broyeuse de tête à manivelle, Escalier pour vers à soie...

Disparu en 1986, Raine a laissé une somme dionysiaque et prolifique de près de deux mille oeuvres. Voué à la dérision, çà la désuétude de toute chose, nous saisit un magma tentaculaire et apocalyptique composé de crayon, fusain, encre de chine noire ou colorée, acrylique, gravure, mais également de techniques mixtes plus ou moins improbables : stylo, feutre, cirage, colorants industriels et alimentaires.

Sous le sceau de l’empoignade, Jean Raine est parvenu à figer la pulsion intime dans le titanesque : ne pas passer à côté de ce rien qu’est la subtilité, selon lui. Mettant en lumière toute la dimension de son geste, la démesure monumentale des oeuvres ici présentées optimise son postulat. Plus que jamais d’actualité, l’extraction sans faille d’un subconscient affranchi des stratégies bénéficiaires en vigueur dans le monde de l’art révèle la résurgence d’une esthétique de la débâcle, résurgence qu’il nous appartient désormais de prendre en compte.