A quoi bon enrôler sous une bannière, emprisonner dans les cadres étroits d’une Ecole, un artiste avide de lumière et de liberté. Surréaliste, expressionniste, sensible aux défoulements de COBRA, Jean Raine semble tout cela et beaucoup plus encore, car, peintre à part entière, il est également poète, cinéaste.
Le pouvoir du créateur dépasse les limites restrictives d’un seul moyen d’expression. Pour se dire, expliciter totalement sa pensée et ses rêves, il a besoin de toutes les richesses des formes et des couleurs, des mots et des signes, des sons et des images. Il envisage les "correspondances" dont il connaît les secrets. Il désire aller plus loin encore, abattre toutes les barrières destinées à contraindre l’Homme, et à lui interdire de laisser éclater sa force de contestation, sa virulence nécessaires à sa volonté de changer l’homme, ou du moins de donner un sens à sa vie.
Définir Jean Raine ?...tracer quelques mots en guise de préface à une exposition de ses oeuvres peintes ?... Une telle tâche parait inutile et inopérante. Il importe davantage d’ouvrir les yeux, de pénétrer par le regard la voie difficile et périlleuse, où l’artiste s’est totalement engagé. Si "les rêves de la raison nourrissent des monstres" c’est probablement parce que les règles cartésiennes ne sont pas applicables aux poètes, c’est parce qu’on ne peut tenir sans cesse la bride serrée à un personnage étranger, sinon à cette terre, du moins à tout ce qui en fait un Goulag de déception et de misère.
Parlons des origines flamandes de Jean Raine pour obéir aux théories de Taine et rester fidèle à quelques slogans des sociologues. N’oublions pas de citer Breughel, et surtout Jérôme Bosch afin de demeurer sensible aux clichés traditionnels. Citons la verve des "ymagiers" gothiques, et surtout celle des sculpteurs sur bois baroques, attachés à la tradition de leurs maîtres mosellans, praticiens rares, créateurs d’étranges chaires d’église, de singuliers confessionnaux et d’autels luxuriants, échos des exubérants "romanistes".
N’omettons pas pour situer Jean Raine, le couplet consacré à Rimbaud, lui aussi familier de la "pars belgica", et pourquoi oublier André Breton et ses amis dont Jean Raine aurait dû partager le destin si, à l’époque des premiers manifestes du Surréalisme, le peintre-poète avait déjà fait son apparition dans ce monde.
Ce qui apparaît essentiel, ce n’est pas de savoir comment l’artiste est devenu au lendemain de la libération du territoire de sa patrie et de la nôtre, le collaborateur du prestigieux Henri Langlois, au moment de la création de la Cinémathèque française, mais la manière dont ses créations cinématographiques, entreprises avec Pierre Mabille, ont connu des prolongements en compagnie de Serge Vandercam, Luc de Heusch, Michel Coupez, etc., etc.
L’année 1958 constitue, à nos yeux, un temps fort de la carrière de Jean Raine peintre, puisque c’est l’époque où timidement, généreusement il commence à dessiner et à peindre. Quatre ans plus tard il expose triomphalement à Bruxelles, grâce à Marcel Lecomte et, déjà Pierre Alechinsky, séduit par ce travail paroxiste, le fait connaître à Paris.
Libérons-nous désormais des approximations faciles, des apparences trompeuses et surtout des approches fallacieuses susceptibles de faire commettre à l’observateur de redoutables contresens face à ces oeuvres ruisselantes de formes et de couleurs. Abandonnons les mots et les phrases. Fixons les yeux sur les encres envoûtantes du poète où tant de formes lyriques se tordent, s’échappent, s’effondrent pour fuir la malédiction du langage.
La parole naît devant tous. Elle n’obéit pas à des rythmes rassurants. Elle s’élance et foudroie comme un cri, catharsis nécessaire au témoin traumatisé par toutes les visions apocalyptiques d’un monde fier d’être civilisé ! Un tourbillon chromatique prend naissance au sein d’un gulf stream formel entraînant toutes les apparences sous son terrifiant passage. On ne peut échapper à ce vertige. Il faut entrer dans les toiles de Jean Raine, les aimer ou les haïr. Malheur aux coeurs tièdes, à tous ceux qui se fondent sur des compromissions inconnues de cet artiste hallucinant et halluciné
La halte en Californie comme celle de Rochetaillée-sur-Saône ne ralentit pas l’action de l’Inspiré. Sanky, la compagne au coeur fidèle est venue partager l’existence de Jean Raine et lui apporter l’aide de son intelligence, de sa compréhension et de sa présence. Lyon se méfie de cet artiste inquiétant et subversif. On éprouve de la difficulté à l’admettre dans la "cité bigote et marchande" : surtout à considérer comme un des siens un révolté, un insoumis dont on peut sans doute préciser la parenté avec les artiste de"COBRA" mais dont les toiles gigantesques sont fort éloignées des pochades de l’Ecole du Mont-d’Or et des créations décoratives monumentales des Flandrin, de Janmot ou de Puvis.
Combet-Descombes parfois partage, dans certains de ses monotypes, les cauchemars de Jean Raine. De son côté Nicolas Artheau exorcise ses remords, ses chagrins et ses interdits en créant des toiles, des sculptures et des installations proches des travaux délirants du solitaire de Rochetaillée. Contre toutes les apparences, la cité lyonnaise a su apporter à Jean Raine le silence et la solitude, même si elle n’a pas su ni voulu le distinguer, à part quelques très rares amateurs attirés par les expositions courageuses organisées par Jeanine Bressy, à partir de 1972, dans sa belle galerie de "L’Oeil Ecoute". Masques de Lyon ?... Peut-être ! Ce qui compte, dans le grenier de Rochetaillée, collé contre le clocher de la petite chapelle du village, c’est la liberté et l’indépendance accordées enfin au poète décidé à traduire sa vision du monde et à affirmer sa contestation organique, existentielle sans être immédiatement récupéré, embrigadé par tel ou tel doctrinaire.
C’est pourquoi, aux portes de la ville, décidée ou résignée à "toujours raison garder", Jean Raine a pu violemment exprimer sa colère et libérer les images monstrueuses écloses sous ses paupières, images destinées à situer, en poésie et en peinture, sa participation redoutable à une option littéraire et artistique, libres de toute contrainte. Nous sommes loin de Pierre Dupont, hôte de Rochetaillée, pensionné par l’Empereur après avoir été l’un de ses adversaires virulents. D’autres choix s’offrent à Jean Raine, veilleur attentif aux pulsions de l’imaginaire, guidé par l’écriture automatique, engendrées par les pattes singulières jaillies du plus profond de l’âme du peintre.
Un cas Jean Raine ?...Peut-être. Importe-t-il vraiment au solitaire des bords de Saône de paraître, d’adopter les habitudes d’une mondanité artistique, distingué par le Pouvoir ? L’artiste, digne de ce nom, n’a pas besoin d’apparence : il s’impose, il est. Aussi lui sommes-nous redevables de la puissance dont il use pour abattre les forces de l’ombre ou - dans le cas de Jean Raine - pour percevoir en elles leurs inquiétantes formes, et leurs terribles couleurs. On n’est pas quitte de l’admirer ou de le condamner. Peut-être a-t-il traduit l’invisible à travers le visible en faisant appel à ses fantasmes. De toute manière l’art de Jean Raine refuse de se mettre au garde à vous, et de rassurer. Afin de troubler la conscience des repus et des satisfaits le peintre poursuit périlleusement sa tâche. Il méritait l’hommage que la municipalité de Villeurbanne rend officiellement à son oeuvre indisciplinée et provocante.