Apparition floue. Deux yeux qui émergent, très grands ou rétrécis, un visage candide puis ravagé, bouffi d’alcool, des peintures - exposées dans des musées, reproduites dans des catalogues, des poèmes, réunis en volume, et progressivement se dessine le portrait d’un homme, un créateur, peut-être même une valeur de plus à inscrire au Panthéon de la culture. Jean Raine, disiez-vous ?
On peut se montrer rétif face aux démarches d’exhumation d’un artiste méconnu. Les tentations d’argent, liées au commerce des tableaux ; à la volonté que peut éprouver l’entourage du disparu de lui offrir une revanche post mortem, volonté bien compréhensible mais pas forcément pertinente, l’ambition hagiographique animant parfois la critique, qui voit sa mission s’anoblir d’apparaître comme justicière, sans compter même ceux pour qui les cadavres - surtout s’ils eurent la vie dure - sont toujours exquis : il y a de quoi se méfier. Alors on attend des preuves, des pièces à conviction, de nouveaux témoignages pour réviser le jugement de l’Histoire. On veut une oeuvre qui parle d’elle même - et tant mieux si elle nous parle aussi de son auteur.
Rude tâche : l’opus existe-t-il avant d’être constitué tel, et de son vivant, par celui qui le conçut ? Mais les amis, les parents, les admirateurs s’y sont voués, qui voulaient rappeler Jean Raine à notre souvenir. Et deux livres publiés cet été viennent attester de ce que l’homme fit toute sa vie : écrire et peindre. Voici l’oeuvre, ou du moins en voici des fragments cohérents, poèmes, tableaux, qu’il nous faudra apprendre à lire, à regarder : nous sommes donc satisfaits. Oui bien sûr, car les pièces sont éloquentes et emportent l’adhésion. Et pourtant non, car cela cache quelque chose. Résumons (à partir des ouvrages publiés à ce jour).
Jean Raine naît à Schaerbeek en 1927, dans une famille aisée, cultivée. Enfant prodige et bien entouré - Luc de Heusch, Hubert Juin sont ses condisciples au Lycée Adolphe Max, Fernand Verhesen est leur professeur -, il devient tôt dès l’âge de quinze ans l’ami des surréaliste, André Souris d’abord, car l’adolescent est passionné de musique, puis les autres, Magritte, Scutenaire, Lecomte. Et hop ! Jean Philippe Robert Geenen, c’est lui le jeune allumé, tire de son chapeau les lettres qui lui donneront son pseudonyme : R.A.I.N.E. Exit le nom du père, après que le père lui-même ait disparu, dès 1935.
Au galop
La vie va vite. A 18 ans, Jean Raine fait la connaissance des futurs fondateurs de Cobra - et parmi eux Alechinsky lui sera toujours un ami cher. A vingt ans, il file à Paris, ou Henri Langlois l’engage pour un travail à la Cinémathèque. Il suit des cours à la Sorbonne, accumule textes et toiles comme on respire, fréquente des artistes en vue. Il boit. "Un verre de quoi ?/de quelque chose/de ce qui fait douter/un verre qui empêche/un seul encore/un verre" écrira-t-il dans son poème "Angoisse" figurant dans le recueil Va-et-vient, daté de 1960-1965.
Mais alors déjà il aura tout vécu, au galop : un mariage, un enfant, un divorce, un mariage encore, aussitôt échoué sur la vie quotidienne, comme le canot d’amour dont parle Maïakowski et la galère des boulots de subsistance. Avec, cependant, toujours la même urgence de création - il écrit et peint sans cesse, conçoit des décors de théâtre, collabore à la réalisation de films documentaires, notamment avec Henri Storck, Luc de Heusch, Henri Kessel - et de plus en plus un besoin effréné d’alcool qu’il consomme jusqu’à la dissolution de soi, jusqu’au delirium tremens : au seuil noir de la mort dont le sauvera in extremis une intervention d’Alechinsky qui le fait hospitaliser.
Tout en se moquant des psychiatres qui lui paraissent incapables de comprendre son véritable mal d’être, Raine se soigne et s’en sort. Il redécouvre l’amour avec Sanky une psychothérapeute qui deviendra son épouse, la compagne définitive. Elle demeurera à ses côtés jusqu’à la fin de ses jours (il s’éteint en juin 86 âgé de 59 ans à peine) ; aujourd’hui elle collabore sans réserve à la diffusion de son oeuvre. C’est avec elle qu’il participe, à Bruxelles au début des années 60, à la création du Club Antonin Artaud, qui offre aux écorchés de la raison les moyens d’une réappropriation d’eux-mêmes par l’expression artistique. Cette institution est toujours en activité (François Emmanuel en témoigne plus loin) et ceux qui s’intéressent à son histoire peuvent visionner le court métrage qu’en 1964, Raine en personne et Michel Coupez lui ont consacré.
C’est également à cette époque (mais les datations paraissent incertaines : 1961, 63 ?) que remonte le "Journal d’un delirium" publié à la Différence en 1984 : un ensemble de notes fragmentaires que l’auteur présente comme des apophtegmes apodictiques" par dérision sans doute, puisque ses propos relèvent plus du carnet intime que de l’irréfutable maxime. Car toujours, dans ses écrits, Raine (c’est sa douleur et son exercice spirituel) réfléchit à soi-même : "Se découvrir, n’avoir rien à se dire si ce n’est une peine énorme qui donne dans le miroir l’apparence d’être un homme qui se regarde souffrir." Et bien avant Lizène, mais sans la capacité que manifeste le brillant petit-maître liégois d’aller jusqu’au bout de la formalisation, sans non plus sa formidable ironie, il semble développer un art d’attitude : "Etre le metteur en scène de l’acteur qu’on est, terrifiant !" avoue-t-il dans ce même "Journal".
L’expression au lieu de soi
Si nous sommes au théâtre, quelle pièce y joue-t-on ? Où est l’oeuvre ? Dans le volume des poèmes, certes, et sur ces cimaise de papier que constitue le superbe catalogue conçu par Marie-Françoise Poiret et Sanky Raine pour l’exposition rétrospective organisée récemment au Musée de Brou. Treize recueils dans le premier cas, la plupart inédits, qui rassemblent des textes écrits entre 1943 et 1983. Le lyrisme amoureux prédomine au sein des poèmes de jeunesse, ceux d’avant les grandes crises éthyliques, et avec lui la fantaisie, doublée d’une belle verve satirique (il court il court/le curé/ son vieil âge n’est pas son drame/ simplement il ne croit plus") ; puis sourdement l’angoisse point, que ne tempèrent pas l’interrogation philosophique ou les méditations sur la nature ; la déréliction s’installe, jusqu’à cet ultime "Flash" qui termine le volume : "Scénario identique/perte d’identité/ suicide de baleine le soir dans l’atelier/le doute envahit les recoins/où l’on se réfugie (...)".
Mais constante durant ces quarante années de production, l’expression reste d’une spontanéité sans rides, qui privilégie le vers libre, les phrases juxtaposées à la Prévert, l’image comme elle vient. Car Raine ne prémédite rien. Qu’il peigne ou qu’il écrive, c’est toujours à la même impulsion du geste créateur qu’il demeure attentif, comme le montrent les commentateurs de son oeuvre. Et c’est en artisan fiévreux, tourbillonnaire, que le décrit son ami Ivan Alechine : "toujours les pieds nus, courbé sur le papier, en état d’urgence, allant encore à l’encre colorée semer le trouble semer le vent, en bottes de Huns, diable ou prince !"
Pourtant l’exubérance volcanique a son envers de cendre, et c’est la mort. Raine y travaille, verre après verre. L’autodestruction aurait pu prendre d’autres voies que l’alcool, cependant, car l’équivalence initiale chez lui est celle du geste créateur séminal, et de l’art de mourir. Deux poèmes en témoignent, si voisins dans la forme qu’on pourrait croire à deux versions d’un même élan plutôt qu’à deux textes distincts. "Je pleure un jet de sperme/ma mort est magnifique/ (...) ma mort me fait survivre et moi je l’assassine", lit-on dans le premier, "Nuit tactile". Et dans "Course de côte" : "Je projette du sperme sur le mur des maisons/j’ai opté pour une mort qui jamais ne se lasse".
Alors Jean Raine, metteur en scène de sa propre mort, acteur du rien qu’il s’efforce d’être ? Inventeur halluciné plutôt héroïque à sa façon, de sa propre absence, répondrait Mady Ménier qui analyse admirablement la manière dont le peintre s’efface dans son oeuvre et par elle, en une démarche libératrice qui tient de l’extase mystique. Et l’opus, dans ce cas, malgré sa plénitude formelle, renverrait à un au-delà de l’oeuvre, à cette opération de l’esprit créateur qui peut souffler en tout un chacun. Ce serait sa vertu, démocratique en somme et, depuis Cobra et la fondation du Club Antonin Artaud jusqu’aux recherches solitaires, ce serait le sens de cette existence polémique, de toute cette vie de travail passée à s’absenter de soi pour donner lieu à l’expression.