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Introduction (1990)

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Les certitudes ne durent qu’un instant. L’affirmant Jean Raine pose le problème de toute peinture qui ne se veut pas quitter le domaine du visible et ne s’engage dans le déroulement frénétique du geste, les lassos du lyrisme, que contraint et forcé, et parce que rien de stable ne s’impose. Et parce qu’on sait alors que tout est dans la fuite, la quête, le déplacement des images qui filent. Il n’est discours qu’impulsif, et d’images qu’éphémères.

Jean Raine doit gérer l’éphémère en le fuyant, comme d’autres gèrent le jardin de leur savoir. Il n’a que des questions en buissons ardents à explorer, et des figures d’épouvantes, de répulsions, de noire jubilation, à faire danser d’un pinceau qui trempe quelque part dans le feu de l’acide, ses provisions d’encre. Une encre de sombre et barbare fête.

S’il tend vers la couleur alors c’est l’incendie de la mémoire qui s’embrase et les déversements d’une eau venue de loin. Des plus lointains fleuves dont rêve sa peintre, et qui coulent d’entre ses mains. Scandé par des passages fabuleux, une faune farfouilleuse, glissant entre les eaux comme des mirages. La page parle de lointaines aventures d’eau et de feu, de verdure qui croissant s’étouffe de ses splendeurs.

On l’aura compris s’il pousse à l’économie dans le dessin, sa peinture aura des chatoyances d’exotisme.

Son art hésite entre la négligence et l’innocence. Bâclé, outré, farfelu même en ses accents, il participe d’une manière de voir qui implique l’abondance, les mélanges, mixages et autres stupéfiantes alchimies propres à bousculer l’espace que sa peinture investit. On est au coeur des turbulences et pourtant, çà et là, s’amorcent de douces sources, de paresseuses promesses d’errances dans la couleur. Sa peinture donne à notre oeil l’agilité de l’oiseau, la rapidité du poisson qui découvre son monde.

La lumière et ses fissures, ses assauts, ses cassures, l’ombre et ses niches, ses demeures cachées. Jamais le descriptif ne l’emporte sur le simple mouvement de la main qui part à l’aventure sur la toile et trouve son chemin comme l’on pénètre une forêt vierge, conscient des risque que l’on encourt à s’y aventurer et point sûr de parvenir à terme.

Sait-il lui-même s’il parviendra au but ne sachant pas où il va. Découvrant par accident, effet de coupure, prompte révélation, une image qui flotte soudain au bout de sa main comme végétation folle dans le monde abyssal qu’il explore en ses rêves ; ou crissement de feu des astres dans les immensités où il s’égare. Encore que Jean Raine soit plus un homme des turbulences aquatiques que des infinis où chuchotent les étoiles. Il est le piéton des errances qui conduisent dans d’étranges territoires qui ont des allures fatiguées de très vieux continents, de très anciens jardins saccagés par quelque cataclysme. Il est l’explorateur des eaux troubles et des paysages putréfiés.

Esquisse d’un portrait,1990

Il s’encadre dans la porte, mi-dandy, mi-clochard. Nous surprend. Il joue de la surprise comme il aime choquer, donner des images fausses de lui-même. Sait-il seulement qui il est. On apprend, de la minutie des biographies, qu’il est né en 1927, à Schaerbeek, place des Bienfaiteurs. C’est un 24 janvier. On fête saint François de Sales. Le moine d’Assise aurait été de meilleure compagnie. Jean Raine n’est-il pas, version enfer, une sorte d’oiseleur. On chante et peint dans son intérieur. Cela fait des échos dans sa mémoire. Images et sons se logent dans sa tête. Y sont bien. On change d’appartement en 1934. Jean Raine a sept ans. On le dit âge de raison. Jean Raine préférerait âge de déraison. D’ailleurs la mort du père le place en tête de la famille. Décision maternelle. Il assume.

C’est le début des grandes migrations depuis l’Allemagne en folie, qui hurle avec les loups, tend les bras avec un poing serré devant les croix gammées qui flottent sur les avenues. Il n’est pas bon d’être juif. Chacun s’échappe. On transite par l’appartement des Raine. L’héroïsme des grands moments de l’Histoire se confond souvent avec des portes qui s’ouvrent à bon escient. Elles s’ouvrent même sur l’amour pour l’adolescent Jean. Il a 11 ans quand il s’éprend de Doris. Un nom perdu au bout d’une piste qui restera fermée pour nous. L’orage qui gronde tout à côté finit par éclater. La Belgique est envahie en 1940. Raine est au lycée, il découvre le Théâtre de Michel de Ghelderode. Un monde à sa mesure. A sa démesure, qui n’a pas encore de repères, ni d’exemples, ni de référence, mais déjà ses impatiences.

C’est la guerre, une occupation qui s’éternise, les nuits chafouines, et pourtant, dans la chaleur des cafés des complicités se nouent, des amitiés se fondent, les idées circulent. C’est bien connu : rien de tels que les sombres périodes de l’Histoire pour concocter de belles aventures de l’esprit. L’art naîtrait-il plus vigoureux, plus nerveux et virulent, des contraintes, de la misère, de l’ennui, dans ces temps où rien n’est donné, tout est à gagner. A commencer par la liberté.

Jean Raine est cet adolescent fragile, un peu inquiétant, qu’il restera derrière le masque de l’usure qui viendra se figer sur ses traits, tel qu’on en voit errant dans les lieux où l’esprit s’attise aux feux les plus corrosifs. Il rencontre, il ne pouvait y échapper, tout l’y prédestinait, les surréalistes belges. Foyer actif, tumultueux, où l’esprit s’agite entre les facéties d’un humour dont la réputation est injustement mauvaise, et les énigmes facilement soulevées par toute rencontre incongrue comme aimaient les pratiquer ceux qui gravitaient autour de Magritte.

L’homme des questions posées qui ne trouvent pas de réponse. Pour lui rien n’est évident et surtout pas l’évidence. Un rocher peut voler, un ventre être une tête ; feuilletez un catalogue de ses images. Autant de tableaux, autant d’énigmes, autant de questions qui confondent. Raine est à la fête. A ses côtés des poètes comme Marcel Lecomte, Louis Scutenaire, André Souris, qui regardent plutôt du côté de Jarry, de Lautréamont, de Raymond Roussel que de Péguy ou Claudel.

Chacun ses maîtres, Raine découvre les siens. Et la rencontre d’André Thirifays, fondateur de la cinémathèque de Belgique va le conduire vers des horizons qu’il va bientôt fouiller. L’université est une pépinière d’esprits vacants, ouverts à tous les vents de l’esprit. Il y a là Luc de Heusch (on le retrouvera tout au long de la vie de Jean Raine) et Hubert Juin détecteur des miasmes fin de siècle, des oeuvres oubliées dont, par la suite, nous ferons tous nos délices.

Raine "fait" du Droit, de l’Histoire de l’art, oscille entre l’archéologie et les sciences politiques.

Des études gâchées pour les diplômes, riches pour les amitiés, les rencontres, jettent Jean Raine dans les sillons les plus séduisants, les plus confortant pour son insertions sociale. Il a déjà fait les choix essentiels. Une boulimie de rencontres va le conduire partout où il trouvera matière à se fortifier, renforcer ses convictions, et que de toutes manières, ce n’est pas dans la dignité bourgeoise, et le travail de notable, qu’il trouvera sa raison de vivre. Plutôt dans les trouvailles qui passent par les êtres et les oeuvres. Les années 45-46 sont celles de l’émergence du mouvement "Cobra" qui brille bientôt de tous ses feux. Feu d’enfer,. Feu de joie.

Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles n’est pas qu’un espace d’exposition. C’est un espace de rencontre, un lieu dynamique, un foyer. Jean Raine y multiplie les présences, les rencontres. Dans le cadre du Jeune théâtre du Séminaire des Arts il collabore aux décors de la pièce de Roger Vitrac "Victor ou les enfants au pouvoir", fait la connaissance de Juliette Gréco, Michel de Ré, Georges Malkine, enfin de celle qui plus tard deviendra sa femme, Nadine Bellaigue.

C’est aussi en 1946 la rencontre d’Henri Langlois qui va jouer un rôle décisif pour son avenir. Venu à Bruxelles pour présenter la première exposition à l’étranger consacrée la Cinémathèque de Paris, Langlois y revient avec Raine qu’il prend pour assistant. A Paris Raine poursuit son envolée vers tous ceux dont attend le miracle d’une amitié complice, d’une fructueuse émergence de ses propres démons.

Naturellement Breton est sur l’agenda. Le 46 rue de la rue Fontaine est redevenu, depuis le retour de l’exilé d’Amérique, le pôle d’attraction de tous ces jeunes gens qui déchiffrent Rimbaud sur les bancs du collège et rêvent sur les images chatoyantes des délices érotiques de Gustave Moreau. Breton est la clef de tout un univers, un jalon pour d’autres rencontres. Il y aura Pierre Mabille, Matta, Brauner, Hérold.

De "Cobra" Raine passe au Surréalisme. Moins de virulence, plus de mystère.

Pourtant c’est le cinéma qui l’occupe. Un emploi, des contraintes, un travail qui stabilise sa vie matérielle, il s’accroche aux mythes que transporte le 7è art. Des mythes qui ont des visages : Cavalcanti, Musidora, Lotte Eisner, Marie Epstein, Julia Veronesi. Son ami Luc de Heusch a tourné Perséphone. Raine travaille au scénario. Nadine Bellaigue a un rôle dans le film. etc...

Un séjour de deux ans aux Etats-Unis ne le sauve pas de ses démons. Il y rencontre enfin un public prêt à recevoir sa peinture. Aussi sont retour en Europe ne va pas sans une certaine crainte ; d’ailleurs il disait lui-même "Je redécouvrais l’Europe dans un état de détresse". C’est l’aller et retour de la peinture aux hospitalisations, quelques étés d’un bref bonheur de créer sur la petite île de Comacina et des retombées sur l’Italie. Pourtant c’est à un petit groupe d’écrivains, de critiques d’art et d’amateurs lyonnais (dont René Deroudille) qu’il revient le mérite d’avoir imposé l’oeuvre de Jean Raine au public français.

Une série d’expositions personnelles et de participations à des manifestations de groupe va progressivement entretenir la diffusion d’une oeuvre qui est d’emblée entourée de légendes. La personnalité de Jean Raine y prédispose. Jean-Jacques Lerrant trace une inoubliable silhouette "Tantôt jeune homme à la lèvre purpurine, fragile et presque transparent et tantôt silhouette en ruine, d’ombres profondes ? A le mieux connaître, ensuite, j’ai toujours balancé entre une adolescence rimbaldienne, d’avant l’Ethiopie et une survieillesse qui passait sur lui comme le fard mélodramatique d’un personnage de composition" et d’ajouter "je me sens assez mal à l’aise, coupable d’une inavouable normalité".

Sa vie se confond avec sa peinture. Elle se confond aussi avec les alternances de travail, dans le cadre, à sa mesure, de Rochetaillée sur Saône, et les longs séjours à l’hôpital. "Ces longs mois de projets avortés, ces siestes qui en viennent à remplir les journées, ces séjours à l’hôpital". Les années passent. Le 29 juin 1986 Jean Raine est volé à la vie, qu’il n’avait jamais su dominer, par la mort.