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Instances de paternité (1967)

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Il a presque vingt ans et s’appelle Boris. Les années passent vite, se bousculent.

Certaines rendent un son creux qui dans le présent de ma vie s’actualisent comme sous un coup de bec de l’oiseau qui fait résonner le bois afin d’en chasser l’insecte dont il va se nourrir. C’est se nourrir de vide : chasser de son cercueil la vie que l’on va sacrifier simplement pour bouffer, pour survivre. Ainsi des troncs creux de séquoias effondrés dans les forêts millénaires, certains encore droits et d’autres à jamais couchés. Boris est mon fils. Cela ne s’oublie pas.

Il a presque vingt ans et s’appelle Boris. De lui je possède quelques photographies, trop anciennes pour que l’imagination puisse franchir la distance qui sépare le présent du passé. Cette distance que le temps et l’espace ont creusée, mieux vaudrait chercher à l’abolir en écrivant une simple lettre, de celles qu’on lit et que l’on jette ensuite sans regret, plutôt que de tenter cette laborieuse approche dans la végétation touffue d’une vie où les rares souvenirs sont les taches de lumière que laisse filtrer le surplomb. Un espace désespérant sépare les unes des autres. Sans pouvoir vraiment répondre je me pose la question de savoir si vraiment je me souviens et de quoi ? J’ai tout fait pour oublier et aussi tout fait, malgré moi, pour me souvenir. Tout me prouve que je n’ai pas été l’éponge qui ronge le trait de craie tracé au tableau noir.

N’ai-je pas rêvé cette nuit ? Boris était dans mon rêve une créature de chair que je tenais dans mes bras comme pour l’endormir. Il souriait d’un sourire qu’à nouveau je ne connais que trop bien, d’un sourire qui résume le meilleur de l’enfance. Mais à quoi bon revivre ce temps là ? Ce rêve est périmé, tout neuf qu’il soit pour le rêveur qui découvre en quelque sorte son passé sur l’écran d’un sommeil qui fut une nuit totale pendant quinze ans. J’anticipe le point où la réalité prend corps dans le rêve envers et contre la virtualité de l’existence. Boris renaît dans la réalité du tourment dont je n’ai pu, des années durant qu’ignorer la nature. Il fallait oublier ou mourir et faute de savoir oublier, mon choix avait été de mourir.

Un trait doux semble vouloir dessiner le visage d’un ange, mais il s’ajoute une crinière comme si mon ange était le lion qui dévore immanquablement le chrétien.

Le pinceau retombe dans l’encre et se charge de force nouvelle. Il va falloir se résoudre à tracer les masses sombres du graphisme avide pourtant de gris qui ne soient pas de l’encre diluée mais simplement la trace d’un pinceau presque sec qui peine pour arracher des grisailles. Le plongeon est passionnant. Il est l’instant fort, celui dont rien ne va effacer ce qu’il contient de noir. Quel désespoir va-t-il imprimer au papier ? Non je ne pense pas à Boris encore. Il faut que les jours passent, que la peine s’accumule, que le malaise amène à parler au psychiatre de la chose anodine qui est vraiment importante, au terme d’un cheminement où chaque chemin semble en valoir un autre. De quoi avons-nous parlé hier ? Il était question d’argent et d’un rêve. Les mauvais psychiatres sont pléiades mais l’usage détestable qu’on fait des bons parmi eux ne le cède en rien aux misérables moyens thérapeutiques mis en oeuvre par ceux qui ne valent rien.

On n’en a pas fini de découvrir, au terme de l’entreprise.
Comme si l’encre plus claire surnageait à la surface du pot dans les abysses duquel s’épaississait le mystère ! Rien qu’effleurer la surface pour trouver la demi-teinte d’un espoir on ne sait lequel. Si peut-être celui de se revoir un jour et de sortir d’une longue opacité qui rend les corps si étrangers les uns aux autres.

La page blanche. A quel prix vais-je éclater de rire et donner sa chance à l’humour dont le recul devant la cible est celui du canon ? J’hésite. Encore de l’oubli. Pourtant l’oubli parfois est le tunnel par lequel passe le train lourd des souvenirs dont les wagons grinçants peinent autant que la locomotive. Je débouche du Simplon. Là, de la lumière. On y arrive. C’est le même paysage vu après une demi-heure de tension. La montagne. J’escalade. Ma page est blanche. Vais-je éclater de neige ? La montagne bouche le paysage. Serons-nous toujours aveuglés par les cimes que nous aimons. Mais la page est blanche. Il n’y a de cime que celle que nous allons inventer.

Faire un dessin. Faire un enfant. Faire un enfant de plus pour se leurrer et oublier la perte de celui qu’en fin de compte on ne peut oublier. J’ai choisi par faiblesse le noir pour m’exprimer. Les couleurs sont trop lourdes à porter, trop expressives, limpides comme l’eau mais teintées de filets de sang. Un couloir d’hôpital, un long trait noir. Et j’en arrive, le dessin fait, à ne pas le supporter plus que l’enfant qui me rappelle celui que j’ai perdu. Perdu de vue. Qu’est-ce que la vue d’un peintre qui se crève les yeux pour devenir l’aveugle auteur de sa merveille.

Il a presque vingt ans et s’appelle Boris. Voilà la litanie. Lui écrire serait évidemment le plus simple mais, à ma lettre répondrait-il ? Et puis écrire quand il s’agit de l’essentiel est vain. Il n’y a que le sommeil et le silence dans lesquels le problème consiste à enfouir ce que d’autres croient naïvement avoir le devoir d’exprimer. Rien ne sert d’être écrivain pour dire. Mais quel scandale aux yeux d’autrui qu’un poète qui choisit de dormir. Ecrire, c’est fuir autrui. Cette redoutable solitude que le sommeil emplit de rêves et le remplit si bien. Peu m’importe que l’on me contredise.

La vie est faite pour être dormie et rêvée et les réveils permis sur ce terrain sont la brusque fissure du geste créateur. Est-ce compatible avec le quotidien ?

Ecrire une lettre ! Pour cela ma main tremble trop, aussi je me remets à boire après quelque temps d’une abstinence dont je me suis fait une obligation thérapeutique, dont d’ailleurs la thérapie ne bénéficie pas à mes yeux. Assurément l’alcool est une prison, une autre prison mais dont un temps les barreaux sont de verre. Une prison qui me permet de m’évader de celle où la réalité n’est pas mon sommeil et mon rêve, celle du poète qui se tait. Ah si vous saviez comme on m’en veut de dormir, mais dans le sommeil, ma main ne tremble pas et j’écris la lettre quotidienne à laquelle Boris me répond. On me veut réveillé, je me réveille et je bois. Et dans un bref illuminement s’accomplit le geste créateur.

Voilà pour quelque temps, une semaine en l’occurence, le geste de tracer quelques traits qui ne sont pas l’écriture mais qui sont toute ma vie. Du vrac, du bon et du mauvais. Du noir et blanc car cette fois toute la couleur est abolie. L’alcool m’aide à accepter que je ne suis pas un peintre, que je crée comme je rêve, en noir et blanc, dans la logique de mon désordre échevelé. Le cri deviendra-t-il lettre ? De toutes façons je proscris la couleur comme dans le rêve où elle apparaît comme un flash. Non je ne suis un peintre mais un dormeur qui rêve d’écrire à son fils et que son impuissance accule au désespoir de se sentir considéré par les autres comme un déchet, comme un con ou comme un fou parmi les autres.

Heureusement il y a le sommeil et l’alcool comme une remise de peine dans une geôle enchantée, pour un temps... Après il y a le recours au quotidien, aux gestes simples, balayer la chambre, moudre le café, illusions qui donnent le sentiment, ô combien fugitif de n’être pas différent des autres. Cette lettre, je le sais, je l’écrirai et elle sera banale, elle ouvrira une porte qui est une petite porte, celle de mon escalier de service au seuil de ma grande porte qui n’a pas de paillasson. Personne n’est prié de s’essuyer les pieds. J’y entre moi-même les bottes boueuses. Oh combien alors je suis moi, le veilleur endormi.

Et pour écrire cette lettre qui suis-je ? Suis-je l’image d’un père, suis-je le père de Boris ? Assurément sans que j’y sois pour rien tout prédestinait à la rupture. Je dormais déjà, comme on dirait, j’avais besoin de lever le coude. Que ceux qui vivent médiocrement me jettent la pierre, qu’ils parlent de leurs yeux émerveillés. Pour moi la merveille n’est pas sur terre, la mystique coule dans mes veines comme un poison, pour trouver le sommeil, pour atteindre à la destruction créatrice. J’aurais peut-être été au Moyen -Age un ascète, un de ceux qui ont fait peur à l’église, un de ceux dont les divagations ont atteint les sommets et maintenant je bois, je vois un psychiatre, j’écris. Non je dessine.

Il a vingt ans et s’appelle Boris, on n’en finira pas. Un voyage se profile et la mer me fait peur, je vais passer vingt huit jours en cargo, bon vent, bon alcool parmi les cons, ouvre tes yeux émerveillés poète, à peine une baleine de loin en loin. Mais les baleines tu les inventes, tu rêves écrire une lettre et tu sais que pour finir tu l’écriras médiocrement, tu auras d’ailleurs la réponse qu’elle mérite, un cri d’amour impuissant, étranglé par les mots. Il faut avoir vécu cela pour être Mallarmé, pour que l’on puisse avec une imbécillité obligée s’en référer à l’impuissance. Je pense aussi à Marcel Lecomte dont le génie est de n’avoir jamais fait un livre qu’avec les débris de la porcelaine que son esprit a cassée. J’accepte que l’esprit soit destructeur, j’aspire au suicide rituel, symbolique, aux pires aberrations. Nous sommes quelques uns à ne pas savoir écrire une lettre, à ne pas savoir écrire du tout et à être poètes.

Tant pis pour la société qui nous consomme, même si nous souffrons de la souffrance des autres, tout comme je l’écrirai cette lettre que ma main se refuse à tracer.

La lettre est écrite et postée. Boris va-t-il répondre ? Dans l’attente, je dépéris, je fabule et je glose.