QU’EST CE QUE LA PHILOSOPHIE
Vus sous un angle particulier, on peut distinguer deux espèces de mots : ceux qui sont usuels, comme le sont "pain, famine, bombe atomique" et ceux qui ne le sont pas, comme "infundibulum et quanta". Entre ces deux catégories de mots, des glissements s’opèrent. Certains, originellement confidentiels se popularisent. C’est le cas de "physique nucléaire" et de "psychanalyse". A l’inverse, des mots hier encore familiers voient leur sens qui s’altère et leur usage qui régresse. Nul n’y peut contredire, ceci s’applique au mot "philosophie". Lorsqu’on songe à la popularité des philosophes grecs, recrutant leurs auditeurs dans les assemblées, les banquets et les marchés, lorsqu’on pense à la fortune du confucianisme, philosophie pourtant sévère, dépouillé des artifices dont les religions se parent pour séduire.
Lorsque - toujours en Chine - on voit ce même Confucianisme céder le pas aux rigoureuses théories marxistes et l’éthique nouvelle pénétrer, semble-t-il, les couches profondes. Constatation : on n’honore plus la philosophie chez nous comme on l’honorait naguère et comme on le fait encore ailleurs. Est-il légitime pour autant de prétendre que la philosophie soit morte et que son temps soit révolu ? Il ne manque pas de bons esprits pour le dire. Périodiquement, par lassitude et pessimisme, on assassine l’une chose ou l’autre, le cinéma, le théâtre, le surréalisme ou la philosophie. C’est un trait de notre civilisation batailleuse. Les traditions ne nous embarrassent pas. L’héritage du passé compte peu en regard de la révolution, dans une époque où la révolte est devenue une condition de la pensée. Notre mystique est celle de l’invention permanente.
Qu’imaginer de plus beau, de plus merveilleusement grand que cette confiance dans l’audace de l’homme. Mais qu’y a-t-il parfois de plus préjudiciable à la compréhension de ce qui touche au passé. De toutes manières, c’est bel et bien de conclure au trépas de la philosophie, mais c’est un devoir de procéder aux formalités en usage. Avant de délivrer le permis d’inhumer, la prudence prescrit un délai et, s’il le faut, l’autopsie. Nous sommes en droit d’exiger qu’on nous prouve qu’il est dans la nature de la philosophie de mourir. Et ceci conduit tout bonnement à poser la question : "Qu’est-ce que la philosophie ?" Cette question, chacun se l’est posée pour le moins une fois dans sa vie. Mais à quelle occasion et pourquoi ? Personne n’est assez sot pour ignorer tout de la philosophie. Alors, est-ce à titre de complément d’informations ?
Peut-être ; mais sous l’ingénuité apparente transperce l’ironie. La question : "Qu’est-ce que la philosophie" est un piège fourmillant de sous-entendus désobligeants. C’est une provocation, un défi, fondé sur un préjugé défavorable dont les symptômes sont vieux de quelques siècles déjà. L’étymologie du mot fait sourire : il signifie originellement "amour de la sagesse", mais c’est l’acception péjorative et fumeuse qui lui a survécu. Dans les comédies de Molière, le philosophe n’a d’égal que le médecin. C’est un personnage nébuleux, ridicule et abstrus, qui renonce à la joie saine et innocente de vivre comme les autres ; c’est un tatillon qui côtoie la bêtise et qui sombre sans retenue dans la cacologie. Ajoutons à cela que le Petit Larousse lui prête, avec sérieux, un penchant pour la vie tranquille et retirée, et la vertu de se résigner aux coups du sort.
A tant de coups mortels, nulle dignité ne résiste. Tournons le dos sans tarder à cette imagerie d’Epinal et voyons si la philosophie à travers les doctes ouvrages, nous offre un visage moins grotesque. Moins grotesque assurément, mais sévère à coup sûr et très peu engageant. La lecture des philosophes est difficile. On ne lit pas dans l’obscurité, et de nos jours, on consacre à la lecture peu de lumière et très peu de son temps. Restent les manuels dans lesquels la matière est, par un autre, à moitié digérée. Ils sont le reflet de notre impatience et c’est en cela que, même bons, ce sont de mauvais livres.
Les manuels dissèquent la philosophie comme un cadavre qui perd sous le bistouri ce qui lui reste d’humain. Ils classent et rangent commodément la dépouille en chapitres, et réussissent le miracle de creuser avec la plume un gouffre entre la vie qui est la nôtre et celle des idées qui nous échappent. Préoccupés de grandes philosophies, ils oublient qu’elles sont à notre usage. Obnubilés par les Grandes Figures, ils bâtissent un Panthéon dont l’homme, le philosophe modeste mais vivant que nous sommes, est exclu. Chaque mauvais manuel est un assassinat qui a pour but de rendre possible l’enseignement de la philosophie. Il nous reste, à notre usage, de préconiser une méthode d’initiation conforme à notre époque, à ses vertus et à ses vices.
Le jour où l’homme est né à la philosophie la situation se présentait à peu de choses près comme suit : un immense appétit de connaître mais peu de connaissances capables de le satisfaire. La situation est de nos jours radicalement à l’opposé : la masse des connaissances est plus grandes que le nombre de question qu’un homme à lui seul est capable de poser. Nous finissons par apprendre sans avoir le temps de nous interroger. Nous trouvons sans chercher. Il faut, c’est là le plus urgent, retrouver le sens de la question, et réapprendre à poser la question de manière obstinée. Seule l’obstination mesure réellement l’appétit de connaître. Seule elle trempe le désir d’aboutir. Il faut savoir vivre, sans se hâter de répondre, avec une question dans le coeur et c’est pourquoi nous proposons de laisser provisoirement sans réponse la question de savoir au juste ce qu’est la philosophie.
I
Il faudrait vivre les oreilles à chaque instant grandes ouvertes. Ceux qui savent entendre ont toujours quelque chose de bon et de profitable à glaner. J’inspectais un jour quelques rayons pesamment chargés de livres ; mon libraire, qui n’est pas un homme comme les autres, approcha et me demanda si je m’intéressais à la philosophie. Mon libraire ne se contente pas de vendre, il lit aussi les livres. La réflexion donne à sa conversation le ton de la patience et d’une sagesse amoureusement méditée ; "Voyez-vous, me dit-il, la méditation n’est pas le fort de notre époque. On prétend de nos jours qu’on n’a plus le temps de penser, mais je n’arrive pas à croire que le temps soit en cause. Et vous, que pensez-vous ? Avez-vous une opinion à ce sujet," Je fus perplexe et muet.
Chaque jour il m’arrive comme à chacun, de maudire la fugacité du temps et d’imputer à son manque ce que je n’ai au fond ni l’envie ni le courage de faire. J’accuse la vie moderne, si fertile en incidents et Je prétexte que la vie sociale a des obligations auxquelles il faut se prêter. Il faut jouer le jeu vaille que vaille, lire les journaux, être sociable et se mêler à la vie des autres, aller de temps à autres au cinéma. Voilà grignotés en des riens nos heures de loisir et de détente. Je me prends alors à regretter le temps passé, lorsque l’homme n’était ni pressé, ni comprimé dans les tramways, ni aveuglé par le néon, ni excédé par le vacarme de nos cités modernes. J’ai envie de posséder, loin de tout, une maison modeste tapie dans la nature.
Depuis l’antiquité, combien de sages n’ont-ils pas fait le même rêve que moi ? Combien n’ont-ils pas mené une existence tranquille et retirée ? N’ont-ils pas préféré méditer la vie dans le calme pour en jouir avec sérénité ? Sans que je dise rien, mon libraire devinait mes pensées.. Vous êtes décidément comme les autres et vous raisonnez comme eux, dit-il. Je concède que des penseurs illustres eux aussi, ont cru au mirage idyllique de l’existence solitaire. Héraclite, par exemple, un des penseurs les plus grands de la Grèce classique fut l’un des premiers à témoigner à la multitude son irréductible répulsion. Il renferma sa pensée dans une hautaine et altière solitude.
Il en est de même pour Diogène, cet autre philosophe grec, dont le génie cynique se traduisit par une multitude d’excentricités dont celle-ci : en plein midi, il arpentait de long en large les rues d’Athènes en brandissant une lanterne allumée. A ceux qui le questionnaient, étonnés de cette bizarrerie, il répondait : "Je cherche un homme". Voulez-vous que je vous dise quel homme Diogène cherchait ? Un homme dans le genre de celui que vous rêvez d’être, un homme libéré du fardeau de la vie sociale, des ses servitudes et de ses préjugés. Diogène professait que la famille, la politique, et les contacts humains en général, n’amènent que perversions.
Plus près de nous, à l’époque moderne, Jean Jacques Rousseau a redoré ce mirage. Il a préconisé, pour le bien de l’homme, un repli dans la nature. Ses vues sont de dangereuses illusions. Penchez-vous sur les sociétés dites naturelles et primitives, vous serez convaincu. Je ne dis pas, la société est parfois un handicap au bonheur de chacun mais elle n’est pas un obstacle insurmontable. De toutes manières, comme il est impossible de lui tourner définitivement le dos, rien ne sert de se répandre en lamentations stériles. Il faut rester sérieux et ne pas tomber dans les puérilités des vieilles gens déçues qui radotent. Dites-vous que le manque d’imagination, que la paresse et l’inertie se cherchent et se chercheront toujours des excuses. Il est facile de regretter les jours meilleurs d’un bon vieux temps révolu qui n’a probablement jamais existé.
Il est facile de se forger mille autres excuses et de nous épargner des constations plus douloureuses, l’aveu de notre propre incapacité a des chances de s’épanouir, ne soyez pas injuste au point d’en faire grief aux autres. Vous accusez la société de vous ravir un temps précieux, le temps de vivre, mais elle vous dédommage dans une bien plus large mesure. Le temps que vous aurez le courage de prendre pour accomplir ce qui en vaut la peine, si vous en avez l’audace, sera vraiment le temps gagné. Je me réserve lors d’une prochaine visite, de vous prouver que ce n’est pas le temps qui manque mais l’envie de penser.
II
Au cinquième siècle avant notre ère, un philosophe grec fut condamné par ses concitoyens à boire la ciguë et à mourir. Il était accusé d’impiété et de corrompre la jeunesse. Ce philosophe s’appelait Socrate et sa philosophie est l’une des plus grandes qui soit. La philosophie socratique prétend que la vérité réside dans le coeur même de l’homme et qu’il faut l’y aller chercher au plus profond. "L’âme, dit Socrate, est grosse de vérité". Il suffit de la libérer des chaînes qui l’entravent. Pour accomplir cette libération, il faut en avoir le désir et le courage. Dites-vous bien que personne ne peut le faire à votre place si nous n’y êtes pas disposé". Tels étaient les propos de mon libraire auquel je n’avais pas tardé à rendre visite quelques jours à peine après mon premier entretien.
Pendant qu’il parlait, j’avais extrait d’un rayon je ne sais quel ouvrage que je feuilletais. Laissez la paix à ce livre dit-il. Les livres ne vous apprendront pas grand-chose si vous ne faites pas d’abord l’effort de penser par vous-même. On ne fait bien que ce qu’on a envie de faire. C’est donc l’envie qu’il convient de susciter avant tout ; l’envie de réfléchir au lieu de fuir la réflexion. C’est la méthode que pratiquait Socrate au moyen de dialogues. S’entretenir familièrement, poser des questions et faciliter la ; réponse, en un mot, mettre son interlocuteur en demeure de participer activement. Lorsque vous serez rompu à cette gymnastique préliminaire, lorsqu’elle aura suffisamment assoupli votre esprit, il sera temps de lire les livres, non pas tous indistinctement, mais les bons, ceux qui satisfont réellement la pensée.
Voulez-vous savoir ce qu’il advient à la plupart des gens qui lisent ? Ils lisent les mauvais ouvrages de préférence aux bons et ils lisent mal par dessus le marché, sans esprit critique et sans subtilité. Les livres qui se vendent le mieux sont les livres de vulgarisation scientifique et de techniques, de quelque bord qu’ils soient. Ils sont ici en majorité. Pourquoi croyez-vous qu’ils remportent les suffrages ? Parce que leur lecture nécessite le moindre effort et qu’il suffit de leur prêter son attention. Le public s’intéresse à la science parce qu’il conçoit la science d’une façon simpliste. Il la voit comme un corps de certitudes qui échappent au doute universel.
Le public confond la science et la technique. Il ignore tout de la démarche scientifique, de ses tâtonnements, de ses angoisses. Il sous estime le danger d’erreurs qui guette le chercheur à chaque pas, il oublie que la science comporte ses certitudes, mais aussi ses incertitudes fondamentales et qu’elle est bien forcée de les admettre. La science qui cherche, celle qui invente, qui progresse à coups d’audaces procède d’une imagination inquiète et inquiétante. Mais le public la méconnaît, il a besoin d’un croyance, il cherche dans la science la certitude que jadis il cherchait dans la foi. Il croit sans discussion et sans réserve. Il se berce de l’illusion que tout est résolu ou le sera bientôt. Prenez l’exemple du cancer et jetez un coup d’oeil à la vitrine.
Les fascicules que vous voyez reflètent-ils à votre avis l’essentiel du problème ? Ils étalent une naïveté complaisante et un dangereux optimisme, inchangé depuis les années qu’on écrit. Mais la vérité n’importe guère et même au prix d’un mensonge, on veut être rassuré. Ai-je tort de prétendre que les ténèbres règnent là où les autres perçoivent la clarté ? On crée une mystique de l’étude grâce à quoi les ignorants imbibés de connaissances livresques font figure de savants. Je ne vous cacherai pas ma façon de penser. On se croit moins naïf qu’on ne l’était naguère, on a chassé Dieu de son esprit. Soit ! J’y consens. On a voulu que la pensé soit responsable, claire, bien à nous. Je le veux également. Mais en fait, nous avons reporté sur nos oeuvres le besoin d’un culte étroit rempli de préjugés.
L’homme s’est bêtement mis à croire en lui. Il a perdu le sentiment que chaque grande découverte renverse nécessairement l’édifice établi. En mal de certitudes éternelles, il se garde du doute, du vide salutaire et de l’esprit philosophique. Bien qu’elle prétende elle aussi, à sa manière, contribuer à fonder la vérité, la philosophie pose trop de questions gênantes, sans les résoudre. Et c’est parce qu’elle les pose impitoyablement qu’elle contribue au progrès de l’esprit. Elle suggère les voies à suivre, elle regorge de germes promis à la croissance, elle lutte contre les piètres illusions. Ce que l’homme n’a pas encore éclairci, faute de moyens et d’audace, elle le préconise.
La philosophie exige qu’on perde le goût des certitudes éternelles. Elle fait en sorte que l’esprit flamboie comme une inextinguible question. Il faut que jamais la pensé ne soit tentée de lâcher prise.
III
Les réflexions de mon libraire sont peut-être encore présentes à la mémoire de ceux qui les ont entendues. Je l’espère, en souhaitant qu’elles aient produit la chaude impression qu’elle firent sur moi jadis. Il est possible que certains les aient trouvées inattendues et compliquées ou que d’autres les aient jugées simplistes. Qu’importe ! Toutes imparfaites qu’elles soient, elles sont un préambule capable je le crois d’inspirer la sympathie. Et n’est-ce pas de sympathie que la philosophie a justement le plus besoin. Le climat actuel ne lui est pas favorable. Les pensées abstraites que l’enseignement scolaire néglige, ne bénéficient d’aucun crédit. Faute de l’entraînement nécessaire, l’oreille manque de finesse.
Si donc un choc salutaire ne vient pas à se produire, si une révélation inexplicable ne lève pas le voile d’indifférence et d’interdit, aucun effort ne garantira le succès de l’initiation philosophique, surtout si l’on recourt aux procédés livresques, et indigestes qui n’éveillent jamais un intérêt passionné. Et comment, sans passion, la philosophie serait-elle captivante ? Mais voilà que nous parlons sans trêve ni répit et que pas une fois encore, nous ne nous sommes demandés ce que signifie exactement le mot philosophie. Probablement la question est-elle depuis longtemps sur toutes les lèvres. Chacun souhaite une réponse concise, empreinte de clarté. Une formule qui n’embarrasse ni l’esprit ni la mémoire.
Une telle réponse est malheureusement impossible, il n’en existe de ce style aucune de satisfaisante. Est-ce ou non une lacune regrettable ? Est-elle imputable ou non à la philosophie, science trop vague pour se prêter à une définition ? Là n’est pas le problème. Le problème est que poser une question de but en blanc et vouloir y répondre sans préambule est une démarche foncièrement anti-philosophique. Il faut apprendre à renoncer à l’impétuosité de pareilles questions. Essayons de revivre une définition de la philosophie : il y a deux mille ans et plus que les philosophes se posent la question de savoir au juste ce qu’est la philosophie. Il y a deux mille ans et plus qu’ils corrigent, étendent ou restreignent l’acception de ce mot.
Ce qu’il faut prendre en considération, ce ne sont pas des vérités temporaires, variables d’une époque à l’autre, marquées par le tempérament des penseurs et toujours sujettes à cautions, mais l’effort discontinu de réflexion qui se poursuit depuis réflexion est le seul moyen de fonder une conception satisfaisante. Il faut soumettre son esprit à l’épreuve d’un long cheminement. La philosophie ne ressemble en rien à une table ou une chaise bien assise sur quatre pattes. Comme tout ce qui touche à l’esprit, son contour est fuyant, on en fait malaisément le tour et jamais il ne livre à la fois la totalité de ses faces. Par quel artifice rendrait-on d’emblée la notion abordable ? Laissons à d’autres la prétention et l’audace d’éclairer la lanterne d’autrui.
Voici l’attitude qui s’impose par son humilité comme une épreuve nécessaire : ne pas chercher à répondre à la question de savoir au juste ce qu’est la philosophie ; en parler comme d’une chose familière et n’attendre rien qui ne vienne de notre réflexion. Ceci demande un réel effort. Mais il est bon que la connaissance se fasse les griffes sur un obstacle, il est bon qu’elle éprouve son intensité dans la lutte et qu’elle se fortifie. La connaissance doit être méritée. Dans certaines sociétés secrètes, les institutions sont à ce titre instructives. Elles ont une portée symbolique profonde sous des dehors parfois puérils. L’accession aux mythes est précédée par des épreuves auxquelles le candidat doit se soumettre. Les épreuves physiques et morales ont pour but de créer un climat opportun, qui révèle à l’initié l’imminence d’une existence nouvelle. Brimades, vexations, épreuves de force et d’endurance sont le prix de la métamorphose, le prix payé pour accéder au savoir.
De telles démarches intellectuelles. A titre d’épreuve, nous ferons, lors de notre prochain entretien, l’éloge de la difficulté que nous proposons d’aborder sans défaillance et de face.
IV
Un principe auquel tout le monde souscrit est qu’il faut voir les choses comme elles sont et les accepter telles quelles. Le principe étant admis, pourquoi se fait-il qu’on refuse à la philosophie le droit d’être ce qu’elle est, une discipline difficile et complexe ? Pourquoi s’ingénie-t-on à vouloir la simplifier sans cesse ? Quelles objections a-t-on à formuler ? La première objection porte sur une question de pur vocabulaire. La philosophie, dit-on, est rebutante parce que le jargon philosophique la hérisse d’épines. On l’accuse de succomber au fétichisme des mots obscurs. On prétend que l’usage abusif d’expressions abstruse est son vice congénital. "Serait-ce donc trop demander s’inquiète le profane, que d’employer les mots de tous les jours ?" Sur ce point on peut se montrer conciliant. Certaines difficultés de langage peuvent être contournées sans recourir à des vocables intempestivement rébarbatifs.
Il faut se garder de la pédanterie des Précieuse Ridicules dont Molière a instruit le procès mais il ne faut pas verser non plusdans le travers inverse qui consiste à s’effaroucher systématiquement des vocables nouveaux. On lit par exemple dans d’excellents auteurs des phrases de cette espèce : "Nous montrerons l’endosmose abusive de l’assertorique dans l’apodictique". Cette phrase est de Gaston Bachelard. Libres d’en rire à ceux quine la comprennent point. Cette phrase n’en est cependant pas moins une perfection de richesse concise. On ne peut méconnaître que la philosophie obéit dans son vocabulaire à des injonctions qui n’ont rien de pédant. Elle s’est figée tout comme la science, un langage technique qui préserve les termes de la corruption par l’usage à laquelle est exposé le langage courant. Le sens des termes garde ainsi sa pureté.
Ajoutons à cela que certains mots désignent des notions qui ne sont pas usuelles et n’ont par conséquent pas de correspondant dans le langage de tous les jours. Les originalités lexicologiques sont donc bien excusables et ne présentent en fait aucune véritable difficulté. C’est pourquoi, on s’étonne qu’une simple question de vocabulaire, portant sur un nombre restreint de mots, suffise à provoquer l’hostilité qu’on témoigne à la philosophie. La consonance d’un mot, si barbare soit-il, ne peut avoir des effets aussi démesurés. En fait ce qui rebute n’est pas le vocabulaire mais la complexité des idées, complexité qui suscite chez le profane la question, toujours la même : "Ne peut-on simplifier ? Etes-vous sûrs que la philosophie n’embrouille pas à plaisir ?" L’impression du profane est que la philosophie s’oppose au bon sens en même temps qu’à l’apparente simplicité des choses. Et il ne se trompe pas.
Le rôle de la philosophie, comme celui de la science, est de compliquer systématiquement ce que le commun s’efforce de simplifier. Voir le complexe sous le simple, l’erreur d’appréciation sous l’appréciation de bon sens,
Voir le complexe sous le simple, l’erreur d’appréciation soutiquement ce que le commun s’efforce de simplifier. Voilà la tâche de l’une et de l’autre. Science et philosophie poursuivent en commun une évolution analogue. L’abstraction prend son essor alors que l’objet perd son apparente simplicité.
Empruntant à Gaston Bachelard un exemple ayant trait au développement des connaissances relatives à l’électricité. De nos jours, l’électricité est un chapitre très riche de physique. Malgré l’étendue de nos connaissances, personne cependant n’ose prétendre savoir ce qu’elle est. Mais il n’en était pas de même au XVIIIème siècle. Priestley, un auteur de l’époque, affirme que "les expériences électriques sont les plus claires et les plus agréables de toutes celles qu’offre la physique".
Cette assertion inspire à Bachelard la réflexion que voici : "Ainsi, ces doctrines primitives qui touchaient des phénomènes complexes se présentaient comme des doctrines faciles, condition indispensable pour qu’elles soient amusantes, pour qu’elles intéressent un public mondain". Rien n’est simple comme les choses mal comprises. Rien n’est mal compris comme les choses qui paraissent simples. Nous succombons volontiers à l’illusion de la facilité. Mais qu’y a-t-il de solidement établi qui ne soit philosophie se compliquent. Prenons des mots au hasard : esprit, intelligence, ethnographie, caractère. Limpides dans l’esprit des ignorants, ces mots sont chargés d’une multitude de nuances. Leur sens s’est élargi et creusé. Ils font l’objet de théories et d’expériences. Ils sont au centre d’un vaste réseau d’abstractions. La difficulté dont nous nous étions promis de faire l’éloge est une épreuve sur la voie de l’initiation philosophique.
Faut-il y renoncer ? Faut-il revenir en arrière Il faut faire l’effort d’aborder la philosophie sans simplifications outrancières. Quitte à ne pas tout comprendre. La difficulté est le climat de la vérité, la facilité est celui du mensonge. A défaut de comprendre, il faut chercher à s’imprégner de vérité.
L’INTéGRATION DE L’HISTOIRE ET L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
Les historiens comme les philosophes de métier sont des gens redoutables. Ils professent un goût de l’ordre qui aboutit à ce j’appellerais la Névrose de la parfaite ménagère et qui se traduit par un goût excessif pour le classement et les définitions. Cette volonté de mise en ordre à tout prix qui aboutit à des simplifications arbitraires, à des filiations d’idées qui sont un défi à la réalité humaine. Cette réalité ne se laisse pas mettre en boite de cette façon et il est toujours suspect de voir, pour les besoins d’une clarté apparente, la force se mettre à gouverner la raison.
L’image d’un établi où seraient rangés les outils par ordre de grandeur, de taille, de couleur satisfait le profane. Mais combien plus réel et plus vrai ce fouillis apparent qui est l’ordre profond où les outils apparaissent pèle-mêles. Leur voisinage est dicté par les faits, et par le travail à faire. Leur disposition reflète la méthode de l’artisan et sur son établi la vie est présente et le manche n’est jamais loin de la cognée.
Ce sont les philosophes honteux de l’être qui craignent d’avouer que la philosophie est les ailes dont est doté l’esprit, et que c’est elle qui permet aux infirmes techniques de faire un bond en avant. Si on la laissait faire, la science professerait un dogmatisme aussi intransigeant que la religion. Ceci est facile à expliquer. La science est aussi jalouse des vérités qu’elle acquiert péniblement que la religion défend à coups de griffes et d’excommunications sa vérité révélée. Quelle souffrance pour la pensée avide de confort et de certitudes en péril perpétuel, de voir à chaque instant tout remis en question .
V
Toutes les manifestations de notre vie mentale ne s’imposent pas de façon égale à notre conscience et à notre attention. Toutes n’ont pas le caractère d’un acte volontaire, d’une méditation intense, d’une réflexion, obéissant aux impératifs de la logique. Le rêve est un exemple. Le rêveur inconscient et passif ne garde parfois pas même l’ombre d’un souvenir ou d’une image. Dans bien des cas il ignore au réveil ce qu’il a rêvé. L’intelligence elle aussi revêt des formes estompées et pour ainsi dire inconscientes. Elle réagit avec soudaineté à une situation, sans détour de pensée, elle se confond avec l’action et se résous en elle. Nous avons eu conscience d’agir, non pas celle de penser.
En fait, la pensée est une faculté impliquée dans notre vie de manière si naturelle, elle est d’un exercice si constant, que nous pensons à notre insu. Ainsi voyagent les passagers des grands transatlantiques. Sur les grands navires le confort s’ingénie à supprimer les désagréments du voyage. L’assiette du bâtiment neutralise les mouvement intempestifs et les moteurs à fond de cale demeurent invisibles. Insoucieux, comme les passagers des grands transatlantiques, notre regard se porte vers le monde extérieur. Nous contemplons les vagues, le ciel se peuple de nos rêveries, mais le monde ténébreux des soutes où les machines halètent nous demeure étranger.
Tout comme notre cerveau demeure inconnu. Nous méconnaissons le prix du miracle qui nous permet de penser. Sur les grands navires, aucune trépidation ne vient révéler au passager l’existence de la machine. Aucun soupir, aucune plainte échappée des profondeurs, ne trahissent un effort. Tout semble aller de soi, tout paraît facile. L’aisance hypnotise et la vitesse aveugle. C’est ainsi qu’il en va de notre vie mentale. La pensée nous gouverne comme un machiniste habile, discret et silencieux. Sans que nous sachions rien de lui ou très peu, notre vie se passe à s’en remettre aux décisions qu’il nous dicte. Sans nous étonner, nous pensons. Penser nous paraît naturel, au point que nous ne cherchons à savoir ni pourquoi ni comment. Nous pensons à la manière dont Monsieur Jourdain parle en prose, en ignorants.
Sommes-nous dans une situation quelque peu embarrassantes ? Nous trouvons normal de faire appel à notre faculté de discernement, et d’en sortir grâce au concours de notre intelligence. La pensée est trop imbriquée dans l’action, trop de liens profonds l’asservissent aux contingences, pour que, de prime abord, on lui accorde un intérêt particulier. Cela est si vrai que l’histoire en fait foi. Les penseurs grecs qui furent en occident les premiers à poser les jalons de la culture qui est la nôtre, à lui donner sa cohérence et le goût de la réflexion, à l’orienter dans la voie d’une extension indéfinie, sont un exemple probant.
Le regard intelligent de ces premiers philosophes se pose sur le monde dont les métamorphoses ainsi que la permanence les frappe d’étonnement. Ils cherchent autour d’eux et profondément l’essence même des choses. L’univers leur apparaît comme une mécanique compliquée dont ils cherchent la clef. Mais pas un instant leur attention ne se détourne. Pas un instant ils ne connurent l’émoi de penser, de s’interroger sur leur propre pensée. Ils n’eurent pour l’esprit naissant aux démarches objectives, pour l’éveil de la conscience aucune marque spéciale d’attention. Du mécanisme de la pensée, ils ne connurent pas grand chose, ni le doute, ni la crainte de se tromper, ni l’orgueil de se replier en soi, ni l’angoisse de penser sans savoir comment ni pourquoi. Ce furent comme on les a appelés des physiciens, des physiciens optimistes et confiants.
Penser fut pour eux une modalité de l’action dont les circonstances décidèrent. Leur esprit obéit à une sollicitation, à une stimulation dont ils furent inconscients. Ils prirent conscience d’une situation dont ils ne dépassèrent pas les limites. Le monde réclamait une explication. C’est elle qu’en toute simplicité ils cherchèrent.
Telles furent les premières démarches de l’esprit naissant. Telles sont encore les démarches de l’esprit sous sa forme la plus répandue et la plus rudimentaire : une pensée empirique, qui se donne l’illusion d’adhérer au réel et de ne pas en décoller, de s’y référer sans cesse et de finir par s’y fondre. Voilà pourquoi notre conscience d’êtres pensants est réduite à la ténuité la plus extrême.
Et cependant nous pensons. C’est dans la difficulté qu’il nous est donné de nous en apercevoir, lorsque surgit devant la pensée un obstacle dont les dimensions dépassent et défient ses efforts. Si humbles soient-elles, nous sommes porteurs de convictions et d’idées générales, abstraites tant bien que mal de l’expérience, de l’expérience vécue que nous accroissons jour après jour. Et ce savoir s’organise, se taille en nous un univers autonome, régi par des nécessités et des lois.
Nous intellectualisons nos façons d’être, nous nous efforçons de les comprendre et de les justifier à nos propres yeux et à ceux d’autrui. Qui ne s’est pas forgé, parce que les circonstances l’exigent, une conception sur le sens de la vie, une opinion sur la nature de l’homme, bonne ou mauvaise ? Qui n’obéit pas à des principes d’essence morale ou religieuse ? Qui ne porte des jugements sur le progrès, la guerre ? Personne. Mais, et voici le fait capital, rares sont les hommes que préoccupent la nature ou la valeur de leurs considérations. Rares sont ceux qui les considèrent comme une émanation humaine et non comme le produit de la réalité, comme une chose fragile émanant de l’esprit qui les élabore et non de la réalité.
Si les convictions sont comme chacun le croit l’exact reflet des choses, tout problème est supprimé. Mais si mon expérience personnelle m’enseigne que mes vérités sont partielles parce que ma pensée est imparfaite, si je me rends compte que ma pensée déforme et qu’il faut faire un effort pour bien penser, il en va différemment. Si par exemple mon expérience personnelle m’enseigne que la nature de l’homme est mauvaise, si mes déboires témoignent dans ce sens, je trouverai normal d’agir conformément à cette constatation. Je trouverai naturels ma méfiance et mon comportement de misanthrope. Si au contraire, je me crois autorisé à conclure à la bonté foncière de l’homme, je trouverai normal de le traiter avec respect et bonté.
Mais si je ne m’en tiens pas là ? Si je cesse d’avoir en moi une confiance absolue. Si ma vérité m’apparaît relative à moi-même et pour tout dire subjective. Si cette constatation m’inspire de discuter des opinions, en tenant mon expérience pour insuffisante et si cette constatation me donne le désir de la corriger, de l’étendre. Si je cherche au-delà de ce que la vie me propose dans l’immédiat, une vérité qui m’échappe, je découvre en découvrant le moyen de dépasser mes limites la faculté qui m’en fournit le moyen. Je découvre que je suis un être qui pense. Je découvre que je suis porteur non de vérités absolues mais de convictions toujours sujettes à caution, de convictions qui réclament sans cesse de nouvelles preuves. Ma conscience découvre dans la pensée une nécessité qui exige de penser d’avantage et de mieux penser. Ma conscience s’éveille à la réflexion et à l’angoisse philosophique.
VI
DE LA CURIOSITE OU LA QUESTION MULTIPLIEE
Toute pédagogie doit créer son climat et planter son décor, et le décor de nos entretiens n’est pas une philosophie toute faite. C’est pourquoi sans doute nous donnons l’impression de tergiverser et de reculer l’instant du corps à corps. La philosophie est un redoutable adversaire et ce n’est pas impétueusement qu’on peut l’affronter.
Dans nos préliminaires nous avons exalté quelques vertus mineures. Nous avons cherché une leçon de patience et de difficulté. La patience n’est pas un prédicat de la démarche philosophique mais bien une vertu de circonstance dont notre civilisation impatiente rend l’apologie nécessaire. Sur le plan de la pensée, patience et impatience forment un couple antinomique dont les relations sont d’une ambiguïté singulière. La psychologie définit la pensée comme un détour, mais un détour qui représente en fait un raccourci. Au lieu d’agir, de se perdre en tâtonnements successifs et aveugles, la pensée anticipe, envisage dans un espace abstrait et raccourci le chemin vers la solution du problème.
Telle que nous la concevons, la philosophie est une école de patience, patience devant l’homme auquel il faut laisser le temps de réfléchir, patience devant les choses qui sont parfois lentes à se manifester. Il reste un temps pour les questions et un autre pour les réponses. Notre propos précédent n’avait pas d’autre objet que de nous apprendre à rester quand il le faut sur notre faim. Comment d’ailleurs eussions-nous répondu d’une manière satisfaisante en répondant d’emblée à la question : "Qu’est ce que la philosophie". Quel genre de réponse eût été convaincante ? Qu’eussions-nous dit qui n’eût pas été incompréhensible ou indifférent ?
Vouloir fonder le respect et l’amour de la philosophie sur une définition est stérile. Pour un esprit vivant, une définition donnée à priori est lettre morte. Elle est le résumé des qualités propres à un objet, qualités dont l’énonciation est possible dans l’éventualité où l’objet est parfaitement connu. Prenons dans la géométrie l’exemple du polygone ; on peut le définir comme une portion de surface plane limitée de toutes parts par des lignes droites. Cette définition peut passer pour un chef-d’oeuvre de perfection, aussi longtemps qu’un mathématicien n’y trouve rien à redire. Elle attribue au polygone les qualités strictement nécessaires, c’est-à-dire pas une de plus, pas une de moins qu’il n’en faut pour se représenter correctement l’objet correspondant. Ce qui est le type de la définition rigoureuse.
Mais à moins d’être mathématicien ou ignare, qui pourrait se satisfaire du contenu de cette lapidaire énumération ? Le mathématicien est évidemment bien placé pour en saisir la teneur. La concision et la rigueur sont le propre de la science qu’il professe. L’ignare acceptera la formule comme une évidence, comme un donné qui ne prête pas à discussion. Mais les autres ? Ceux-là soupçonnent, sous la froideur de la définition, les patientes démarches dont elle résulte ; ils pressentent le travail de l’esprit, de l’esprit de géométrie tout entier présent dans les quelques mots qui résument la chose. Ils savent que la définition est le terme, le couronnement d’une recherche sur laquelle la définition malheureusement ne leur apprendra rien. Une définition n’est rien par elle-même si elle n’est pas le prétexte de repenser le chemin qui y conduit.
Cultiver immodérément le culte des définitions, c’est trahir un penchant pour le confort intellectuel le plus simpliste, puisque par définition, il n’est de définition possible qu’après que tout soit parfaitement défini. De plus la définition envisage les caractères stables et permanents de l’objet. Elle exclut ce qu’il y a de transitoire, elle fige la recherche dans une formule qui se suffit. Le désir de figer est un péril pour l’esprit, surtout lorsque lui-même il se fige. Etablissons cependant une différence.
Dans l’optique du chercheur, la définition est un but à atteindre ; elle résume son effort et le concrétise. Dans l’optique du commun, la définition résume seulement la chose, elle est l’origine d’une paresse. Dans la conquête de nos certitudes, cette dynamique est primordiale. Elle permet de juger l’homme suivant qu’il accepte ou non de s’engager sur le chemin que lui propose l’expérience et sa propre réflexion. La vraie curiosité n’est pas vite satisfaite. C’est pourquoi nous renonçons à donner de la philosophie une définition. Il en est de nombreuses ; comme celle d’Aristote qui dit : "La philosophie est la science des premiers principes, des premières causes et des derniers pourquoi". Qui s’en trouve avancé ? A première vue, qui oserait contredire ou accepter cette formule sans réserve ? Contredire, non. Mais ceux qui sont prêts à l’accepter sont nombreux. L’autorité d’Aristote y incline.
Que le mot philosophie soit avant tout l’occasion pour chacun de le vivre, voilà ce qui est souhaitable. Qu’il soit le départ d’une interrogation permanente, d’un désir de connaître, qui révèle un travail caché de l’instinct philosophique, agent de tout progrès intellectuel. Qu’il garde son caractère vaste et fluide ; toujours en quête de son objet. Qu’il soit la perpétuelle insatisfaction qui déplace les bornes du savoir.
Le fait de nous demander : "Qu’est ce que la philosophie" doit nous apprendre que poser une question est un trait fondamental de la nature de l’homme. C’est admettre qu’une chose préoccupe l’esprit, qu’elle présente un intérêt probable, qu’il peut en résulter un bien ou un mal. C’est espérer arriver à une exacte évaluation de la chose. Si nous ne sommes pas trop pressés, nous découvrirons une multitude d’autres questions dans cette question initiale. Nous nous demanderons : Pourquoi cette question me préoccupe-t-elle ? Est-il raisonnable de la poser ? Suis-je à même de lui donner une réponse exacte.ai-je les moyens, quels sont ils ? Est-il moral de procéder comme jele fais.
La philosophie n’est pas autre chose que cette chaîne. "Le mot philosophie, dit Alain, pris dans son sens le plus vulgaire, enferme l’essentiel de la notion". Et s’il est encore besoin d’une définition, nous proposons de méditer la formule d’Alfred Jarry sur la pataphysique : "C’est, dit-il, une science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir".
VII
Chacun possède un ensemble de convictions et d’opinions en rapport avec les grands problèmes de l’existence qui prennent naissance dans la vie pratique dans la vie de tous les jours. Ces opinions sont le résultat des leçons que chacun tire de son expérience personnelle et dont il se flatte d’avoir fait son profit. L’homme diffère en cela de l’animal : il ne se contente pas de vivre bêtement, au sens étroit et étymologique du mot. Il accumule, dans le cercle lumineux de sa conscience, le bagage dont la vie l’a enrichi, ce bagage de connaissances et de sagesse amassé jours après jours.
En quoi consiste ce bagage et quel est son contenu (et son origine) ? Ce bagage consiste en un ensemble de représentations - ou si l’on préfère, d’images - d’opinions et de convictions touchant de près ou de loin les aspects divers de l’existence : le monde lui-même tel qu’il nous apparaît, la politique, la famille, le travail, la science, l’éducation, l’amour, sans oublier le bien, le mal, et d’autres problèmes abstraits d’une égale importance. Voilà les thèmes qui sont matière à perpétuelle réflexions et qui forment le noyau de nos préoccupations. Et pourquoi le sont-ils ? Ils le sont parce qu’ils posent continuellement des difficultés et des problèmes que l’homme sans désemparer est mis en demeure de résoudre. Comment, par exemple choisir un métier, ou tout simplement comment remplir un bulletin de vote, si l’on ne se fait pas sur la société la moindre idée ? Si l’on n’a pas une opinion qui donne un sens à la décision qu’on va prendre.
Ces représentations, nos idées générales, celles que nous formulons avec clarté sont l’expression d’une nécessité absolue. Elles sont la synthèse, mieux, la quintessence de notre vie. Ce sont elles qui clarifient ou s’efforcent de clarifier les mobiles de nos actions. L’animal, lui, se satisfait d’obéir aux sollicitations et à ses appétits. Ses instincts : faim, soif, besoins physiologiques, le dominent. Son univers est étroitement borné par la proie, une caresse ou la mèche d’un fouet. Mais l’homme ?
Sa vie se plie aux exigences d’un but qu’il s’impose. Ce but a besoin d’une justification. La voie qui mène à lui est semée d’embûches et d’obstacles dont seule triomphe la réflexion. C’est selon des mobiles conscients et réfléchis que s’égrène le chapelet de nos actes. Nous arrive-t-il d’agir en l’absence de réflexion ? Nous nous efforçons de repêcher cet acte, de lui donner son sens conscient et volontaire après coup. Nous voulons, comme disent les psychologues l’intégrer à notre vie, à notre moi. Le moi conscient assure la cohésion de notre individu. Il classe et ordonne les expériences, dégage les principes, justifie, commande et formule. Si primaire, ou si faible soit-il, il s’efforce de découvrir dans le chaos de l’action le fil conducteur de l’existence et d’imposer à ma conduite humaine des principes d’unification. C’est sur ce plan pratique, en étroite corrélation avec l’existence vécue que notre moi édifie un édifice d’idées générales et d’opinions.
Tel est le processus qui préside à la formation des idées et la nécessité à laquelle il il obéit. Il ne faut donc pas s’étonner que nos idées générales soient sur la pente d’être des vérités contestables, des vérités qui ne sont vraies que pour nous. Nous leur demandons moins d’être objectives que d’être pratiques et efficaces. Elles sont marquées au sceau de notre tempérament et de nos instincts, asservies à notre plaisir, dévouées à nos ambitions.
Ainsi, le célibataire justifie sa misogynie par des théories peu flatteuses sur la femme et le mariage. Ainsi, une haute opinion de soi fournit à l’orgueilleux les raisons de dédaigner autrui. Ainsi encore, la misanthropie peut conduire à penser que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue ; elle enlèvera à l’existence son charme et son prix et fera du misanthrope un suicidé volontaire.
Qu’y a-t-il dans tout ceci qui ne soit un point de vue subjectif ? Qu’y a-t-il d’apodictique ? Rien, si ce n’est que l’homme cherche des vérités de caractère pratique, commodes à l’usage. Il reste à faire preuve d’intelligence en ne l’ignorant pas. La pensée à son stade élémentaire, à son stade organiquement nécessaire, se présente comme nous la décrivons. Elle complète l’expérience tout en la dépassant, en nous permettant de nous hausser sur le plan des généralités et des synthèses. Grâce aux idées générales, l’homme domine le temps et l’espace ; il crée dans sa vie une continuité qui diffère de l’instinct par une plasticité plus grande susceptible d’adaptation et de variations.
Telle est la supériorité sur l’animal dont l’existence se confine dans les limites étroites de l’immédiat et du particulier. Le corps de nos idées, de nos convictions, de nos opinions et de l’image que nous nous faisons de choses de la vie, porte cependant la marque d’une faiblesse congénitale. Nos erreurs, nos naïvetés d’un attachement trop grand et d’intérêts trop marqués. Nous pensons trop près de l’action pour échapper aux impératifs qui la commandent. Nous succombons à la hâte qui répugne à la pensée véritable. Nous acquiesçons à des intérêts qui brouillent la réflexion et nous nous satisfaisons pour réfléchir de conditions détestables. Soit dit en peu de mots, ce qui éloigne de nous la vérité. Si la sagesse est de chercher à découvrir cette vérité et si, comme on le prétend, la philosophie est la science de la sagesse, ce n’est pas en pensant mal qu’on s’en approche. Une pensée banale ne sera jamais de la philosophie. Elle est tout au plus un embryon.
VIII
Une question brutale se pose, qui met en cause les fondements même de la personnalité et de la conscience de chacun. Quelle est la valeur de notre intelligence ? Ce qu’il y a à dire à son sujet ne ressemble pas à une litanie de propos agréables et n’inspire que métaphores désobligeantes si l’on considère l’homme pris dans son ensemble, l’homme moyen que définit la statistique ou si l’on préfère, l’être moyennement homme, moyennement bon, moyennement mauvais, moyennement vivant, moyennement mort, moyennement intelligent et enfin pour le dire moyennement pensant.
Il faut l’intuition d’un poète pour avoir senti que la vie sent la mort et l’audace d’un médecin pour avoir supputé l’existence d’un gène de la mort, la présence matérielle dans les profondeurs de l’être d’un virus de la mort qui n’attend pas pour exercer ses ravages que la machine humaine soit au seuil de la tombe. Car c’est mourir que de renoncer, que laisser pourrir en soi les potentialités qui son offertes. C’est un frisson que j’aimerais à faire courir sur l’échine de chacun en dévoilant le charnier que nous sommes, la fosse commune, l’empire ténébreux du gâchis, la génitrice de foetus misérables.
S’il était prouvé qu’un gène de la mort existe réellement, qu’il soit contenu parmi d’autres caractères héréditaires, voilà qui expliquerait l’attraction fascinante qu’exerce le bas et le fond du panier, le nivellement auquel l’individu succombe, cette inertie active militante, si l’on peut ainsi s’exprimer, l’instinct conservateur postulé par Gaston Bachelard : Das Leben, la vie, prise à son niveau organique à laquelle l’être est enchaîné comme un mollusque est incrusté dans le rocher, comme Prométhée dont l’enchaînement est le symbole de la déchéance de l’homme, l’homme réduit à l’impuissance, à l’inaction et dont l’aigle impérial de la bêtise fait un festin en dévorant le foie. Le mythe grec n’est pas tendre et ne fait pas la part belle. Le mythe chrétien non plus si on se donne la peine de la remarquer. L’apologue du serpent et de la pomme le prouve, et les fâcheuses conséquences digestives dont se ressent notre destin.
Sur le plan de la pensée, nous avons gardé les organes délicats, un ralentissement fonctionnel, une paresse abyssale et des vapeurs dyspepsiques. Voilà brossé à grands traits dans le style pharmacologique, le tableau d’une pensée que Descartes aurait pu prétendre du monde la mieux partagée. Car nous pensons, nous pensons tous sans contredit, mais comment et à quoi ? La manière dontnous pensons justifie-t-elle que nous nous accordions du mérite ? Pensons-nous différemment d’un grain qui germe et qui croît mais dont la qualité est discutable et qui dans neuf cas sur dix sera couronné d’un épis vide ? Les psychologues admettent la façon de voir et d’envisager l’être humain comme une semence qui contient une promesse et des chances de la réaliser. Le sperme et l’ovule contiennent des caractères qui doivent produire un corps et un esprit, un ensemble de propriétés spécifiques à l’espèce, un complexe de capacités héréditaires variables de l’un à l’autre individu.
Au départ, les choses selon toute vraisemblance ne sont certainement pas égales pour tous, bien que la vie éclose en chacun des élans aussi irrépressibles et à peu de choses près également impétueux. Boire et manger sont des besoins impérieux. La pensée à son éveil donne un premier tour comme un moteur qui fonctionne. Mais alors que les instincts alimentaires et autres ne ralentissent pas, alors qu’ils président à l’accroissement du volume de la machine, l’intelligence dont la genèse est contemporaine collabore au développement de notre structure mentale et intervient activement dans notre comportement, se met à tourner de moins en moins vite et de moins en moins rond. Elle ne réalise pas comme le corps toutes ses promesses. Le moteur s’essouffle, se ralentit ou se cale. Il dévoile son lot d’imperfections, moins par la maladie comme le corps que par l’arrêt de croissance. Sans recours, car la pensée est le moteur et en même temps le machiniste.
L’artériosclérose la prend, les voies nerveuses sont creusées dans le lit des sillons tracés par l’habitude. La pensée s’arrête en deçà d’un seuil, d’un niveau en dessous duquel elle est un expédient, un strict nécessaire, soit dit crûment, pour se tirer des flûtes dans l’existence. La pensée moyenne est cela et rien de plus. Il sera intéressant de voir un peu plus en détail comme nous le ferons pourquoi la pensée achoppe et sur quels obstacles elle bute. Nous pourrons en étudiant sa genèse situer le seuil où elle se bloque. Il faut s’en tenir pour l’instant à des considérations générales qui sans doute n’ont rien d’optimiste. Il faut l’avouer, lorsque l’homme se repaît de sa supériorité, lorsqu’il s’enorgueillit de sa condition et élève sur le pavois son espèce, il le fait rarement en se mettant soi en avant. Il exalte une minorité d’individus, toujours les mêmes qui résument l’histoire des civilisations.
La masse compose une espèce de terreau, un humus admirable dont les plantes vigoureuses profitent, qui joue son rôle à coup sûr, son rôle immense d’être obscur. Comme si elle avait conscience de ce rôle, l’humanité exprime sa peur du dépassement individuel, elle resserre sur chacun l’étau de la structure sociale, de la masse grouillante dont il est interdit de sortir. Le calcul statistique de la moyenne n’est pas une froide opération mathématique mais un appétit de l’être, une norme rassurante qui fait des hommes un seul rang, ou en donne l’illusion, d’un pôle à l’autre du monde. L’homme a besoin de héros qui osent sortir du rang, réels ou mythiques. Leur audace appelle admiration et châtiment. C’est ainsi que furent châtiés la plupart des grands hommes sans qu’on puisse leur imputer d’autre crime que leur grandeur.
IX
POUR UNE DéFINITION DU MOT PHILOSOPHIE
Après avoir cherché dans nos préliminaires une leçon de patience et de difficulté, il faut à présent donner une leçon de rigueur. C’est à présent la rigueur qui veut qu’on se familiarise avec elle, car la rigueur est une conquête qui résulte des opérations fondamentales de la philosophie. Contrairement à la pensé commune, la philosophe ne saurait rien laisser au hasard. Elle est en cela identique à la science. L’idéal de rigueur qui leur est commun donne à la philosophie contemporaine son caractère scientifique et à la science une dimension philosophique dont nous aurons à déterminer exactement l’extension. Il est juste de faire remarquer le double sens de ce courant. Nous montrerons que ce courant d’ailleurs n’est pas un simple échange entre disciplines distinctes dons les méthodes se pénètrent, mais qu’il y a véritablement interpénétration et fusion intime de la science et la philosophie.
Nous montrerons ce que la distinction entre l’une et l’autre a d’arbitraire et d’insoutenable dans l’optique contemporaine. Nous montrerons dans l’évolution des sciences et dans celle de la philosophie que les domaines hétérogènes ont tendance à s’amenuiser. On se borne généralement à constater que la philosophie scientifise sa démarche. Pour être juste il faut souligner corrélativement l’extension des démarches spéculatives en science. La philosophie est un facteur de structuration de l’esprit, la science est le terme d’un processus philosophique de maturation. Une pensée scientifique est impensable dans d’autres conditions. Une pensée qui n’est pas rompue à la philosophie ne contient aucun germe de science. La science est une philosophie organisée.
Dans son laboratoire, le savant concentre son effort sur les conditions d’expérience qu’il s’efforce de définir le plus rigoureusement. Avant d’entreprendre quoique ce soit, il énumère les précautions dont il faut s’entourer ; il pèse les chances de réussite et d’erreurs, il crée un milieu favorable à l’expérimentation qu’il va poursuivre. Le laboratoire est à l’opposé de la vie. Il réalise un milieu idéal et certes artificiel, où ne se produit rien de fortuit. Un ordre minutieux règne. Tout ce qui pénètre en ce lieu est pesé, analysé. Chaque chose porte la marque d’une pensée méthodique qui ne s’en remet jamais au hasard. La rigueur avec laquelle la science aborde l’étude des phénomènes naturels, la philosophie prétend l’étendre au monde de l’esprit car la rigueur est la prétention fondamentale et la raison d’être de la philosophie. Sur ce point, elle est en opposition éternelle avec la pensée commune, que l’on dénomme encore "sens commun" ou simplement bon sens.
La pensée commune n’a pas non plus la hantise de l’objectivité. Sous des apparences de clarté, sous le couvert de pseudo raisonnements, elle travestit les passions qui n’ont en elles rien de logique, rien qui satisfasse à la raison. d’efficacité plutôt qu’à ceux de rigueur. Elle est une pensée axée sur l’action, une pensée appliquée qui ne cherche pas, ou seulement très occasionnellement, à s’élever au dessus des contradictions de l’existence. La pensée commune n’a pas non plus la hantise de l’objectivité. Sous des apparences de clarté, sous le couvert de pseudo raisonnements, elle travestit les passions qui n’ont en elles rien de logique, rien qui satisfasse à la raison. Le bon sens est un sens concret d’adaptation à la vie en ce qu’elle a d’immédiat, de contraignant et de désordonné. Bien souvent au cours de nos causeries, nous aurons l’occasion de prouver la faiblesse congénitale de la pensée empirique.
L’histoire de la science et de la philosophie sont l’histoire d’un perpétuel démenti infligé au bon sens ; il est rare qu’une découverte ou qu’un progrès réel n’ait contredit un jugement hâtif et superficiel de la pensée commune. Il est rare que la pensée commune ait jamais dépassé le niveau du préjugé. Le sens commun est un sens opportuniste qui fuit le bienfait de la réflexion systématique dans le monde chaotique du concret.
Ceci étant posé, la philosophie apparaît par contraste comme une volonté méthodique de prise de conscience et de mise en ordre. Nous avons choisi pour illustrer le conflit qui oppose cette volonté à l’empirisme le plus aveugle, de discuter la notion de "définition" et d’appliquer nos conclusions à la définition même de la philosophie. Le sens commun se révèle friand de définitions. Définir un objet ou une chose c’est énoncer l’ensemble de ses qualités. C’est posséder un savoir réel ; c’est savoir exactement ce qu’est la chose. Il va de soi que pour donner l’objet ne l’était pas, la définition serait forcément incomplète. C’est ainsi que généralement il en va. Les définitions dont se contente le sens commun sont des vérités partielles et fausses par conséquent.
Lorsque je dis qu’un moulin est une machine à moudre le grain, à pulvériser certaines matières, à exprimer le suc et à plier, définition qui semble satisfaisante, ai-je dit tout ce qu’il y a à dire, ou simplement l’essence de ce qu’est un moulin ? J’en éprouve l’impression, bien que ma définition ne laisse rien transparaître du mécanisme de la machine, ni des principes de physique qui ont permis son invention. Je définis le moulin par l’usage auxquels ses qualités le destine, mais de ces qualité à vrai dire je ne dis rien. Ce qui n’empêche personne d’être satisfait par la clarté de la formule. Le sens vague du mot "machine" que le dictionnaire définit comme "un appareil combiné pour produire certains effets" ne porte pas atteinte à l’évidence. Le mot appareil n’est-il pas lui aussi défini. C’est un assemblage d’instruments propres à exécuter un travail, et un instrument est lui-même un outil servant à produire un certain travail, outil étant synonyme d’appareil et de machine.
Nous avons évidemment choisi un exemple tendancieux qui montre assez clairement que la connaissance tourne en rond dans un orbe étriqué. Nous connaissons les choses à travers leur utilité et c’est l’utilité qu’à travers elles la définition vise. Pour le sens commun, définition est synonyme de mode d’emploi, statique et descriptif. En va-t-il de même dans les sciences ? Certainement pas. On peut montrer qu’une définition scientifique ne vise pas à être complète en soi, à examiner de la chose toutes les qualités possibles. Elle ne prétend que la chose soit parfaitement connue pour ce qu’elle est réellement. La définition s’applique à prendre place dans une théorie et à se mettre en accord avec elle. Elle n’a pas le souci du concret, mais celui de la cohérence logique et abstraite. Les définitions géométriques sont de cette espèce. Elles ne sont ni parlantes ni suggestives ; leur fonction n’est pas de représenter l’objet, mais d’énoncer des qualités avec économie.
Elles obéissent à un idéal de concision et de rigueur. Prenons la définition lapidaire du polygone : c’est une portion de surface plane, limitée de toutes parts par des lignes droites. Cette définition ne se réfère pas directement à l’objet. Elle se réfère à une théorie et c’est cette théorie, cet esprit géométrique, qui font la valeur de la définition. L’objet s’estompe, la connaissance se plie aux lois du monde abstrait. La définition prend racine dans un système rationnel et cohérent. Que ce système s’écroule et la définition est vide.
La philosophie procède d’un même esprit. La théorie y est toute puissante. Et ceci rend malaisé la définition même du mot car les théories fluctuent ; elles n’ont pas la relative stabilité des sciences. A quel esprit se référer pour fonder une définition du mot philosophie ? La définition est pour elle un but à atteindre, un terme à l’effort des penseurs.
Une définition encore en vigueur est celle d’Aristote. Elle date du 4ème siècle avant Jésus Christ. Pour Aristote, la philosophie est la science des premiers principes, des premières causes et des derniers pourquoi. Cette définition pour un esprit non averti est incompréhensible et pour un philosophe, elle est éminemment contestable. Faute d’en trouver de meilleure, notre désir est que l’on renonce à donner de la philosophie une définition. Je sais que le bon sens y trouvera à redire. Toute chose qui existe doit se laisser définir. Nous proposons de trouver dans l’humour le biais et le remède. Que la philosophie soit ce que la pataphysique fut pour Jarry : "une science que disait-il, nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir".
X
Le refus de définir la philosophie n’est pas une entreprise de confusion. Ce n’est par plaisir que nous cherchons à égarer l’auditeur dans un sujet embrouillé dont la topographie lui demeure inconnue. Mais il nous paraît qu’aucune définition satisfaisante n’est capable d’enfermer l’essentiel de la notion. Et de la philosophie nous désirons sauvegarder une matière, aussi riche que possible, aussi fluide qu’elle peut l’être, aussi fluctuante que son histoire la dessine. C’est donc en termes de fluctuation qu’il convient d’en parler, en renonçant à la circonvenir et à lui assigner tout contour qui risque de figer sur le plan descriptif et dans les formes tronquées le dynamisme philosophique.
De ce dynamisme à défaut d’en savoir plus nous savons pour le moins qu’il participe au dynamisme supérieur des formes les plus complexes et les plus élaborées de notre vie mentale. Il n’est donc pas déplacé de restituer à la philosophie sa dynamique psychologique et de l’envisager d’un point de vue qui de plus en plus s’impose à la science contemporaine. La philosophie ne peut tout compte fait que gagner à cette lumière et nous avons l’intention de l’établir sans conteste, en faisant ressortir son aspect dynamique et structural.
Dans l’étude de la conduite humaine, les notions de complexe et de structure sont les notions dynamiques que la science actuelle oppose aux traditionnelles notions descriptives de forme et d’analyse. La psychologie statique révolue partait, pour reconstruire l’individu, de fonctions arbitrairement isolées : mémoire, volonté, attention, abstraction étaient considérées comme des facultés autonomes, comme des faits premiers à partir desquels, en les combinant, on essayait de reconstruire l’individu. L’objet du morcellement de la personnalité était de donner à chaque faculté une forme finie et localisée tout comme l’anatomie organiciste isolait descriptivement chaque organe, et l’organe étant isolé, lui assignait une fonction.
On peut dire que la psychologie fut pendant des siècles sous le signe de la géométrie euclidienne dans laquelle le mouvement sous le signe d’une intuition spatiale rudimentaire est subordonné à la forme, se meut sans altérer l’existence des formes. C’est à partir des formes qu’elle enreprist d’expliquer le mouvement de la pensée.
Le processus est inverse aujourd’hui. C’est de nos jours, le mouvement qui explique la forme qui de plus en plus apparaît comme un équilibre de forces, un équilibre plus ou moins stable, résultant d’un processus complexe. Les formes ne sont plus un donné simple et immédiat. Elles perdent leur contour au profit d’une science de relations qui n’admet plus les localisations excessives. Sous la forme, c’est la force qu’on cherche, et c’est pourquoi la notion de forme fait place à la notion essentiellement dynamique de structure.
La notion de structure pose l’un des problèmes les plus complexes et les plus controversés qui soient. Il se peut d’ailleurs que l’étude de phénomènes encore aussi mal définis que la pensée, de phénomènes sur lesquels pèse un voile de mystère tenace, se heurte à des difficultés comparable à celles qu’a rencontré la physique. En physique ont cessé de cohabiter sur un pied d’égalité la forme et le mouvement, comme le voulait Descartes. Descartes représente le point de vue traditionnel : il voulait que l’on s’efforça d’expliquer à la fois les phénomènes par la forme et le mouvement.
L’expérience contredit cette ambition. Louis de Broglie, sur la foi de considérations que nous ne pouvons songer à résumer pour l’instant, estime qu’une description du phénomène sur un plan à la fois dynamique et formel est en toute rigueur impossible, car insiste-t-il, on ne peut jamais connaître à la fois la figure et le mouvement. Les faits auxquels se réfère Louis de Broglie sont d’ordre micro-physique. On pourrait alléguer que leur caractère extrême et particulier interdit la généralisation des théories qui les concerne et que dans l’ordre de phénomènes moins ténus, forme et dynamique ne sont pas incompatibles. C’est possible. Il est bon de remarquer toutefois qu’en psychologie, comme en médecine, qu’il s’agisse de phénomènes élémentaires ou à fortiori de faits complexes de pensée, dont la philosophie, chaque fois que la notion de force et de mouvement affleure l’explication, les formes s’estompent et lâchent du lest.
Nous sommes loin d’une psychologie dont l’idéal était avant tout de localiser un phénomène, de le limiter, de le considérer à son terme sans accorder d’intérêt à son esprit formatif, au conflit des forces structurantes dont la forme n’est qu’un moment. Si donc, on veut rendre compte dans l’optique contemporaine de la réalité philosophique et le faire tant soit peu scientifiquement, c’est dans une optique dynamique qu’il faut la considérer. C’est seulement dans cette optique que la pluralité philosophique dont témoigne la diversité de systèmes inconciliables peut retrouver son intime unité. C’est seulement dans cette optique qu’il sera permis de parler non pas des philosophies mais de la philosophie et c’est sur cette base qu’on pourrait peut-être entrevoir la possibilité d’une définition qui en rende raison.
Il est bon de remarquer également que dans les théories, la forme a toujours inhibé et refoulé l’idée de mouvement. Lorsque nous évoquerons la grande fresque historique qui de l’antiquité à nos jours, déroule les péripéties du combat pour l’avènement et la compréhension de l’intelligence, nous aurons tout loisir de souligner le dualisme dialectique qui conduit à la synthèse contemporaine.
Contentons-nous pour l’instant de formuler quelques conclusions provisoires qui se rapportent à l’objet de notre propos : une définition de la philosophie. Une pensée rigoureuse ne tiendra pas facilement une chose pour définie ; elle admettra les définitions avec parcimonie. Toutes les fois que la rigueur l’exiger, elle renoncera à adopter une attitude unitaire. Elle renoncera aux formules synthétiques et lapidaires pour s’en tenir à des vues partielles et complexes dont elle ne se hâtera pas d’opérer la synthèse. Une connaissance finie et synthétique est souvent une anticipation de la pensée naïve. C’est un rêve d’alchimiste, le désir d’emprisonner le monde, voire l’univers, en une formule ou un mot. La multiplicité des théories et des points de vue reste en dernière instance la position clairvoyante d’une pensée réaliste et les tentatives d’unification, des ponts jetés sur l’inconnu.
A condition toutefois de ne jamais perdre de vue le caractère artificiel du cloisonnement des disciplines et de la dispersion des théories. A condition d’admettre que selon un principe organique et structurel, la connaissance s’impose la synthèse comme un terme. Il ne s’agit pas d’imposer un point de vue synthétique despotiquement mais de travailler d’une manière interne à l’élargissement des différentes disciplines jusqu’à ce qu’elles se recouvrent. L’adoption des mathématiques en psychologie, non pas sous une forme naïve comme il en fut avec les psycho-physiciens du XIXème siècle tel Eschner, mais sous la forme de statistiques inductives, fait plus dans la voie de la synthèse que toutes les tentatives de synthèse philosophiques. Il se crée un état de fait.
Si nous restituons la philosophie à sa perspective psychologique, il nous faut épouser dans toute sa complexité l’esprit de ses formes actuelles. Il faut être conscient aussi des difficultés qui surgissent. La psychologie contemporaine accepte de courir le risque de perdre en forme ce qu’elle gagne en mouvement. L’immense labeur qui s’impose actuellement à elle est une refonte générale de ses méthodes, une réorganisation totale de ses techniques, un remaniement théorique intégral. On ne peut affirmer qu’elle atteint déjà le stade où une méthode est fondée. C’est donc à une science en formation, en effervescence, au stade de nébuleuse que nous proposons d’intégrer la philosophie, même si l’entreprise paraît prématurée. La science psychologique n’a pas atteint le degré de maturité qui permet une compréhension satisfaisante du fait philosophique.
Soit. Elle donne cependant par ses considérations méthodologiques et critiques la possibilité de contredire utilement les vues traditionnelles. Dans le cadre des théories nouvelles sur l’intelligence, y a-t-il moyen d’opérer une réduction philosophique et d’en donner une définition ? Certes non. Nous avons épilogué sur la définition. Une définition, nous l’avons vu, est l’intégration d’un système et à proprement parler, la psychologie n’en possède pas.
Mais sous l’angle psychologique, nous pouvons envisager une courbe de la philosophie qui vienne à bout des difficultés inhérentes aux théories traditionnelles. Nous allons évoquer dans notre prochain propos les théories traditionnelles et nous allons les contredire. Nous allons renoncer aux définitions statiques pour adopter une attitude dynamique. Nous allons substituer une courbe, une trajectoires à la définition. Si la compréhension du terme philosophie s’en trouve réduite nous aboutirons corrélativement à une plus large extension du concept.
LE SENSUALISME IONIEN
Les premiers penseurs dont les noms nous sont parvenus sont établis dans les cités maritimes des côtes d’Asie Mineure. Ce sont Thalès, Anaximandre et Anaximène. La ville de MiIet fut leur berceau.
Aristote, qui le premier entreprit une histoire de la philosophie, les a baptisés du nom de Physiciens, et les historiens modernes les appellent Sensualistes. Ils vécurent du début du VIè siècle au début du Vè siècle avant notre ère.
Phusis signifie en grec la Nature. L’oeuvre des Physiciens fut d’avoir soustrait la pensée de la tutelle de la religion et des mythes, et de l’avoir orientée vers la connaissance et la compréhension des phénomènes naturels. Ne nous y trompons cependant pas. Les premiers penseurs ne portent pas à la religion un coup mortel. Longtemps encore la religion fera la vie dure aux philosophes qui, périodiquement, seront condamnés en son nom.
La nouveauté est que le monde paraît digne de mobiliser à lui seul la curiosité et l’intérêt de l’homme, et que l’homme cherche à le voir tel qu’il est. Voilà l’attitude qu’il est miraculeux de trouver si catégoriquement affirmée au seuil de notre histoire. Dans son contexte historique et culturel, cette attitude était immanquablement une promesse de haute civilisation, dont on ne trouve d’équivalent qu’au temps modernes.
Bien sûr, l’oeuvre des physiciens anticipait et l’état des connaissances du VIIè siècle vouait leur philosophie à l’échec. Trop de phénomènes restaient inexplicables et menacés d’interprétations fantaisistes. Mais il est remarquable de constater que, d’instinct, ces penseurs faisaient appel aux faits les plus solidement établis qu’ils puisent dans les technique égyptiennes et mésopotamiennes ainsi que dans les arts mécaniques de la Grèce. Il est remarquable aussi de constater que les mathématiques atteignent avec eux un haut degré de perfection, justement parce que l’arsenal des techniques expérimentales ne leur est pas nécessaire. Thalès, versé en astronomie et en météorologie, prédit l’éclipse totale du soleil du 28 Mai 585.
L’école de Milet procède avec une sérénité implacable. Sa confiance dans l’homme est si grande et si naïve à la fois qu’elle néglige" de poser la moindre interrogation à son sujet. Pas un instant, elle ne doute de la réalité de l’image que nos sens perçoivent du monde. Nul doute non plus sur le bien-fondé des explications que l’esprit échafaude. Les penseurs ioniens oeuvrent dans la certitude ; la somme des connaissances qu’ils embrassent dût, pour l’époque, leur paraître considérable. Synthèse de l’Occident et de l’Orient. Le problème de l’origine du onde et celui de l’Etre leur furent étrangers. Ils acceptèrent l’existence du monde sans surprise. Par contre, les perpétuelles transformations, l’incessante évolution des phénomènes émurent leur esprit. Ils recherchèrent une explication globale et un principe unitaire, sous-jacent à tout et permanent.
Thalès, le plus ancien des Physiciens et fondateur de l’école aux environs de 600, fit choix de l’eau comme élément premier. Cette substance nécessaire à la vie se retrouve dans tout. Elle est capable de prendre toutes les formes.
Anaximandre imagina, antérieurement à l’eau, un Indéterminé, principe vague et curieusement complexe, mélange de tous les contraires dont tout provient et vers quoi tout retourne. Anaximène opta pour l’air, capable de se condenser et de se dilater et de se transformer en tout. Les intuitions des trois philosophes de Millet, sous leur divergences, ont un point en commun. Elles font appel pour le choix du principe premier à un élément matériel. Elles sont imprégnées de matérialité. Mais il n’est pas exclu, après tout, que ces images aient une signification symbolique dont le sens abstrait nous échappe. N’oublions pas que le langage philosophique est encore incréé. Quoiqu’il en soit, Thalès, Anaximandre et Anaximène ont abordé le problème du devenir. Ils ont dégagé un certain nombre de notions fondamentales : celles de substance élémentaire, de mouvement, de ...
Ces notions vont fournir matière à discussion aux philosophes ultérieurs. Les questions auxquelles ils auront à répondre seront : comment s’opère le mouvement, qu’est-ce qu’une substance élémentaire, d’où vient son immuabilité, qu’est-elle en elle-même, d’où vient tout ce qui semble varier ? En réponse, les uns nieront la réalité du mouvement, les autres, la réalité et la permanence de l’être. D’autres enfin feront un compromis.
XENOPHON, PARMENIDE, ZENON
LA NEVROSE D’ORGUEIL ELEATE
L’aube de la philosophie grecque fut baigné par le sensualisme confiant des Ioniens. Thalès, Anaximandre et Anaximène ne s’étonnèrent pas outre mesure de la diversité des phénomènes. Ils ne cherchent rien au-delà des expériences les plus concrètes et les plus immédiates. Le changement et les métamorphoses leur paraissent aussi naturels qu’ils trouvent naturel d’imaginer, dans la profondeur des choses, la présence d’un élément fondamental auquel tout se ramène : l’eau, l’air ou l’indéterminé. L’homme en tant qu’être pensant reste complètement étranger aux préoccupations des Ioniens. Ce que l’oeil et l’oreille perçoivent, ils l’admettent comme vérité indiscutable, sans soupçonner du tout le rôle de la pensée. L’expérience sensible de la réalité dut leur paraître si solide qu’ils puisèrent du même coup leur confiance dans l’esprit. Thalès, et son école contribuèrent à fonder un problème capital de la philosophie : celui du devenir.
Autour de ce problème, les écoles se multiplient et s’affrontent. Elles apportent des solutions partielles et tendancieuses qui préparent les grandes synthèses ultérieures. Les premiers à apporter une solution sont les Eléates, Héraclite et les Atomistes. Chacun à sa manière contribue à mettre en lumière le rôle joué par la pensée dans la connaissance que nous avons du monde, mais la pensée qui se découvre à elle-même adopte parfois des attitudes extrémistes. Lorsqu’elle est en contradiction avec les faits, elle nie les évidences et se proclame l’unique vérité. Ce fut le cas des Eléates.Elée est une ville située dans l’Italie méridionale. Sa célébrité repose sur trois noms : Xénophane, le chantre initiateur, Parménide, le métaphysicien et Zénon, le subtil apologiste. Xénophane est contemporain d’Anaximandre. Il quitte Milet pour la Sicile et la Grande Grèce et se fixe à Elée où il rencontre Parménide.
Xénophane est un barde. Il chante un dieu unique et vitupère la multitude des dieux à figure d’homme dont le Parthénon grec est rempli. Le dieu de Xénophane est unique, il gouverne par la pensé sans avoir besoin de se mouvoir : immuable, immobile, ce dieu est tout oeil tout oreille : la divinité s’intellectualise. Il est naturel qu’une nouvelle conception de la divinité s’explique par une conception nouvelle de l’homme : en intellectualisant dieu, l’homme divinise sa propre pensée et la philosophie, par ce détour s’apprête à rendre un culte à l’esprit. "D’ailleurs, dit Parménide, la pensée est la même chose que l’être" et l’Etre est la chose à laquelle il faut croire et qu’il faut honorer. Parménide, le Grand Parménide comme Platon le nomme, reprend à son compte les vue lyriques de son maître Xénophon. Son principe initial est le suivant : une chose ne peut pas être et, à la fois, ne pas être.
Voici donc posées deux notions : l’Etre et le Non-Etre. Ecoutons Parménide se résumer : "Il faut, dit-il en substance, admettre l’Etre ou le Non-Etre : "la décision à prendre est toute entière dans ce mot : être ou n’être pas. Et comme ce qui est ne peut pas venir de ce qui n’est pas, seul "l’Etre est". L’Etre est donc la seule réalité possible. La réflexion inspire à Parménide un poème dans lequel il pousse à bout ses conclusions. Il prouve que l’être est éternel, immuable, sans naissance et sans fin. Le changement et le devenir sont en conséquence impossibles. Et comme, dans un univers en perpétuelle transformation, les faits d’expérience sont en violente contradiction avec ses vues philosophique, Parménide affirme que les données sensorielles nous abusent. Le mouvement que nous croyons percevoir n’est qu’une pure illusion.
La hautaine philosophie de Parménide trouve son apologiste dans le subtil Zénon, dont les raisonnements implacables sont d’une cruelle perfection, comme le sont d’ailleurs les quelques vers de Paul Valéry que voici ; ils sont une excellente critique en même temps qu’un résumé parfait.
Zénon ! Cruel Zénon d’Elée
N’as-tu percé de cette flèche ailée
qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
le son m’enfante et la flèche me tue !
ah ! le soleil ! Quelle ombre de tortue
pour l’âme, Achille immobile à grands pas !
Sur l’impossibilité du mouvement, Zénon multiplie les démonstrations ingénieuses. Il montre qu’un mobile n’atteint jamais la moitié de sa course : et qu’Achille est incapable de rattraper la tortue. Aristote corrigera plus tard les erreurs qui sont à la base de ces raisonnements ; il tempérera ce que la philosophie éléate a d’excessif, pour la concilier avec les tendances opposées. Avec Parménide et Zénon, la philosophie consomme pour la première fois la rupture entre l’esprit et le monde, et lui jette un défi. Elle semble en avoir été consciente. Sans doute était-il nécessaire que la pensée se prive de l’appui du réel et poursuive sans entrave un raisonnement logique implacable. La logique est la grande découverte de l’école éléate et nous assistons à la naissances des premières démarches rationnelles.
Nous constatons aussi à quels périls expose une philosophie trop orgueilleusement éprise de l’esprit, qui proclame sa souveraineté, son unité et son immobilité absolue "au risque de toucher à la démence", comme en juge Aristote. La pensée fit avec Parménide et Zénon, une névrose d’orgueil.
HERACLITE ET LA PHILOSOPHIE DU DEVENIR
Héraclite est né à Ephèse vers la fin du VIè siècle. De tous les philosophes de cette époque c’est le visage le plus impénétrable, le plus obscur. Héritier des fondateurs de la ville, il renonce à ses droits et abdique le pouvoir au profit de la méditation solitaire où il se réfugie. Cette disposition exceptionnelle mais profonde prend prétexte de son mépris pour le parti démocratique. Elle motive l’aversion qu’Héraclite éprouve à l’égard de la multitude dont la bêtise irrite sa mélancolie. Héraclite se garde toutefois d’étendre son pessimisme à l’homme en général. Simplement, il se retranche, et développe un goût prononcé pour l’occultation de la pensée.
De fait Héraclite n’est pas loin de s’exprimer par énigmes, qui s’expriment avec force et concision. Les textes qui nous sont restés abondent en obscurités volontaires et en jeux de mots déconcertants. Les interpréter est aussi difficile que de situer sa pensée dans le courant philosophique de son temps. En sacrifiant ce qu’il y a d’obscur à ce qu’il y a de pensées claires, on finit par croire abusivement que l’essentiel se résume à ce qu’on a compris. Les idées maîtresses ne font cependant pas défaut à son système. Elles ont principalement le devenir pour objet, chapitre sur lequel Héraclite s’oppose radicalement à Parménide et à Zénon. L’être éternel et immobile n’a pas de place dans sa pensée. Seuls sont réels le devenir et le changement, ce qu’il énonce en des formules laconiques et célèbres : "Ceux qui descendent dans le même fleuve se baignent dans une eau toujours nouvelle" ou encore : "Le soleil est toujours nouveau car il participe du pouvoir dyonisien".
Héraclite, en s’éloignant de Parménide se rapproche apparemment des premiers physiciens, dont il méprise toutefois les représentations naïves ; Le monde tel que nous le percevons n’est pas une illusion. C’est ainsi qu’il affirme : "Si toutes choses devenaient fumée, nous connaîtrions par les narines." Héraclite ne se fie pas pourtant à l’expérience commune. Il professe un sensualisme des plus méfiants. Nos sens sont de mauvais témoins, si, comme le fait remarquer Robin, l’âme est un barbare incapable de pénétrer le mystère de leur langage. Héraclite refuse l’éparpillement des connaissances. Il cherche un au-delà, une vérité absolue de type scientifique qui se trouve à l’origine du perpétuel devenir. Il explique le mouvement à partir d’une substance unique, qui demeure agissante. L’univers est un feu en perpétuelle transformation, un feu qui se change en eau, en air, en terre, en tout pour redevenir finalement lui-même.
Ainsi le monde renaît éternellement de ses cendres et son existence est une perpétuelle combustion. Ce qui existe meurt, et ce qui meurt renaît. Mourir et naître sont donc une seule et même chose. Le cycle des métamorphoses ne s’accomplit pas suivant un processus rectiligne et paisible, bien au contraire : tout lui résiste, tout est conflit. Tout est lutte de forces contraires : conflit d’où résulte la vie : le feu veut devenir matière, et la matière veut redevenir feu. Ainsi, le bien est le mal qui se détruit, et le mal est le bien qui disparaît. L’un et l’autre sont inséparables. Et comme chaque chose se transforme en une autre, chaque chose vit une mort. La lutte des contraires et leur union sont nécessaire à l’harmonie universelle.
On entrevoit par ce bref exposé la complexité de la philosophie d’Héraclite. Il n’existe aucun moyen de la simplifier sans en fausser le sens. Cette philosophie d’un point de vue rationnel, paraît insoutenable. On n’a pas manqué, Aristote le premier, d’en souligner les contradictions et les difficulté : Comment concevoir qu’une chose existe et qu’elle n’existe pas ; que l’être est identique au non-être ?
Mais ce n’est pas toucher le fond de la pensée d’Héraclite que s’attacher à son aspect rationnel. Dans ce système, l’homme vit en conformité avec la nature dont il subit les lois. La vraie sagesse est de parler et d’agir en écoutant sa voix. Le mécanisme qui régit l’univers, ses luttes et ses conflits, est propre aussi à la nature de l’homme. Sans qu’il y paraisse, Héraclite se détourne de la connaissance du monde et se tourne vers la profondeur abyssale de l’âme humaine dont il eut la vision. Il eut l’intuition d’une psychologie profonde qui n’était pas la conscience ou l’empire de la raison. "Les frontières de l’âme, dit-il, tu ne saurais les atteindre, aussi loin que, sur toutes les routes, te conduisent tes pas : tant elle possède de raison profonde". C’est dans les profondeurs de cette conscience qu’ont lieu les perpétuelles ruptures d’équilibre, la lutte des contraires ; c’est là que brûle le feu dont vit et meurt l’intelligence. Héraclite sur la psychologie contemporaine est 25
siècles en avance.
PYTHAGORE ET ATOMISME
Avant d’aborder les Sophistes et Socrate, il nous reste à passer en revue deux écoles : celle de Pythagore et celle des Atomistes.
Dans la chronologie des faits Pythagore est un philosophe qui se place immédiatement après l’école de Milet. C’est dire qu’il nous ramène en arrière. Nous avons cependant tenu à lui assurer une place à part qui corresponde à son caractère particulier. Il n’existe sur Pythagore et ses disciples aucun document contemporain. L’école avait son siège à Crotone, en Italie Méridionale. De bonne heure, la figure de Pythagore s’est auréolée de légendes. Même Aristote les accrédite. On le dit fils d’Apollon ; il possède une cuisse en or et s’enorgueillit d’une descente aux enfers, comme Orphée. Son don d’ubiquité et ses facultés prophétiques, lui assurèrent un prestige qui pendant plusieurs siècles ira en grandissant. Il est âgé de 40 ans lorsqu’il débarque à Crotone. Ses discours font impression, les disciples accourent et se groupent en une association dont l’objet est éducatif et mystique.
L’école pythagoricienne est à proprement parler peu philosophique, bien qu’elle soit ouverte aux sciences et aux spéculations. Comme l’Orphisme, le pythagorisme cherche avant tout à délivrer l’homme de la roue des naissances. Il est une entreprise de purifications qui préconise diverses disciplines. La science, comme moyen de purifier l’âme, voisine avec des pratiques on ne peut plus primitives, dogmatiques, intransigeantes et puériles. Le pythagorisme connaît bientôt la lutte de deux courants opposés. Les activités scientifiques entrent en conflit avec les actes de foi. Le mysticisme triomphe et les savants font figure d’hérétiques. La scission est postérieure à la mort de Pythagore et des premiers disciples.
Dans le catéchisme pythagorien nous trouvons deux questions : "Qu’y a-t-il de plus sage ?" Réponse : "Le Nombre" ; "Qu’y a-t-il de plus beau ?" Réponse : "L’Harmonie". Mais le nombre, pour Pythagore n’est pas une notion symbolique et abstraite. Comme l’eau ou l’air des premiers physiciens, c’est un élément matériel, un constituant fondamental des choses.
Toutefois, la mise en valeur du nombre contribua à faire progresser les vues sur l’univers. Elle introduit la notion de rapports numériques. La mystique dans laquelle sombra le pythagorisme ne l’empêcha pas d’exercer une influence réelle sur des philosophies pourtant plus réalistes. Ses incidences sur l’école atomiste d’Abdère sont notamment indiscutables. L’école fut fondée en 500 par Leucippe. Abdère est une ville située à la frontière de la Thrace et de la Macédoine. Leucippe et Démocrite, son élève illustre, poursuivent la voie ouverte par Pythagore. Sans toujours l’avouer, ils veulent que "tout soit nombre ou résulte des nombres". L’influence de l’arithmétique n’est sans doute pas étrangère à l’intuition très moderne qu’ils eurent de la science. Mais ceci n’est qu’un aspect de leur doctrine. S’il faut leur chercher des antécédents et des attaches, c’est dans la philosophie de Parménide qu’il faut le faire.
Tout en se gardant de tomber dans les mêmes erreurs que leur célèbre devancier, Leucippe et Démocrite reprennent à leur compte les conceptions éléates sur l’être, mais c’est pour les concilier avec la thèse adverse d’Héraclite sur le mouvement. Leucippe et Démocrite sont des conciliateurs qui tiennent compte autant que possible des données de l’expérience. L’être n’est plus pour eux une unité immobile mais une infinité de particules indivisibles environnée de non-être (entendons de vide) dans lequel elles sont en mouvement. Pour eux la nature de ces particules - de ces atomes - est foncièrement idétique. Le mouvement résulte de la non-résistance du vide. Pour expliquer la diversité des phénomènes, Leucippe et Démocrite concèdent que les atomes diffèrent cependant par la forme. Il en résulte - suivant leur structure (suivant qu’ils sont crochus ou lisses) - des combinaisons différentes.
Malgré les lacunes et les imperfections, cette conception est un pas dans la voie d’une explication rigoureusement mécaniste. Anaxagore, le premier philosophe qui s’installe à Athènes perfectionne le système. Pour lui, les atomes prétendument identiques à eux-mêmes sont au contraire d’une infinie diversité ; au point d’en être indiscernables. Chaque corps contient l’intégralité des qualités existantes, mais suivant le cas l’une ou l’autre domine dans le mélange. Anaxagore, appelle ces qualité des semences. Le tout est dominé par l’esprit, non pas par une intelligence qui calcule, mais par un principe analogue à l’âme des vivants. C’est lui qui met le branle et qui communique aux choses le mouvement.
Les conceptions d’Anaxagore dépassent le domaine sensible. Il se laisse guider, comme la science le fait souvent, par une vision des choses cachées. Elle essaye de faire la part de la matière et aussi celle de l’esprit, mais sans y réussir : dans ce système, l’esprit est la cinquième roue du char, l’argument qu’on brandit lorsqu’il est nécessaire à la démonstration.
APPARITION DE SOCRATE
Les grandes époques le furent par leurs grands hommes et Socrate incontestablement est de ceux qui donnèrent son rayonnement à la civilisation du Vè siècle. Sa vie et son oeuvre cependant baignent dans le mystère, à tel point qu’on a douté que Socrate ait jamais existé. Ceci n’est pas improbable, si l’on tient compte que la pensée, à cette époque, n’est pas éloignée du temps où les mythes l’embuaient encore, mythes sur l’origine du monde, mythes sur l’origine de l’homme ou de l’une ou de l’autre des institutions de la société hellénique. Chez les grecs, le culte du héros a donné naissance à la plupart des créations mythologiques. Irrespectueuses de l’histoire et de la vérité, l’imagination antique invente et façonne ses héros de toutes pièces, lorsque la nécessité s’en fait sentir, lorsqu’elle éprouve le besoin d’avoir pour guide un parangon de force et de vertus. Et Socrate intervient si merveilleusement à propos dans l’histoire ! Du moins le masque qu’on lui connaît mais qui n’est p
eut-être pas le vrai.
Mais au fond qu’importe la fiction ; qu’importe si elle s’insinue parmi les faits réels,. Tout imaginaires qu’ils sont, les mythes ont des mobiles aussi impérieux, aussi indiscutables que ceux qui règlent le cours de l’histoire. Pour la connaissance de l’homme, il ne le cèdent pas en intérêt.
Des trois sources principales qui nous font connaître Socrate se dégagent de nombreuses contradictions. Dans plusieurs de ses pièces, Aristophane trace un portrait caricatural du philosophe. Xénophon, général et philosophe lui même, peint son maître sous des traits modestes et familiers. Platon enfin fait de Socrate une incarnation de génie. Il est dommage que Socrate ne nous ait laissé aucun écrit. A l’instar des grands héros mythiques - qui écrivirent fort peu - il prêche par l’exemple. A ce titre, sa biographie est d’un incontestable intérêt.
Laissons Adrien Ledent la conter brièvement : "Nous connaissons à la fois trop et trop peu sur Socrate. Trop, si l’on considère la tradition toujours suspecte ; trop peu, si l’on veut se borner aux sources historiques. Rien de plus détaillé ni de plus incertain que sa biographie. Il serait né à Athènes vers 470. Son père, Phénarète, était tailleur de pierres. Sa mère, Sophronisque, exerçait le métier de sage-femme. Devenu le client du riche Athénien Criton, Socrate peut se livrer sans réserve à son goût pour la philosophie. Il hante la place publique pour échapper à Xanthippe, type de l’épouse acariâtre. Là, il participe avec un esprit mordant à toutes les discussions qui s’engagent entre ses concitoyens. La vertu et la sagesse sont ses thèmes favoris. Soucieux de ses devoir ; il est en 432 à Potidée où il sauve la vie d’Alcibiade. En 414, à Délium, ce providentiel Athénien rendra le même service à Xénophon.
Il s’attire la haine du parti démocratique en refusant de mettre aux voix l’accusation stupide portée contre les chefs athéniens vaincus à la bataille navale des Arginuses. On leur reprochait de ne pas avoir donné aux morts une sépulture régulière ! Deux ans plus tard, il mécontente le parti démocratique en protégeant la fuite d’un citoyen que les Trente avaient ordonné d’arrêter. Suspect à tous les partis, Socrate est accusé d’impiété par trois dénonciateurs : on lui reproche d’introduire des dieux nouveaux dans la cité et de corrompre la jeunesse. Malgré les efforts de ses amis, il est condamné à boire la ciguë et meurt en 399 avec une sérénité admirable".
L’expérience de Socrate, témoigne, au Vè siècle, de préoccupations essentiellement nouvelles que les circonstances sociales imposent au premier plan. L’époque est une époque troublée. La machine sociale toute entière fait entendre des grincements, la guerre sévit et bientôt la tyrannie ; les revers accélèrent la dissolution qui éclaire sous un jour dramatique et nouveau les problèmes humains. Dans le marasme s’opère la prise de conscience des responsabilités de l’homme auquel Socrate vient dire : "Connais-toi". Pour la première fois, la philosophie accorde un intérêt théorique, et réaliste à la fois, à la conduite humaine. Ce ne sont plus des principes vagues et abstraits qu’on invoque : la Justice cosmique d’Héraclite ou la perfection de l’Etre de Parménide. Sous le masque de Socrate, la morale fait une apparition grandiose qui marquera toute la pensée occidentale. C’était autant que du génie d’un homme, l’expression du génie grec et celle de la nécessité.
ELOGE DE PLATON
Platon a pris au nom de l’esprit possession d’un des droits, d’un des pouvoirs les plus étendu que l’homme puisse prendre ; celui de bâtir un système qui trouve en lui sa justification et qui se suffit à lui-même. Il se trouve dans la nécessité d’opérer une synthèse. Les physiciens ont développé un esprit scientifique, tourné vers la nature. Socrate tout en critiquant les Sophistes, a comme eux érigé l’homme au centre de ses préoccupations. L’un comme l’autre ont libéré l’esprit, dont Platon s’empare. Deux termes sont en présence, l’homme et le monde. On connaît, par la connaissance de l’homme, l’outil qui connaît le monde.
Les deux termes restent en présence, face à face. Platon prend la responsabilité de définir leur rapport. Il le fait avec grandeur et audace. Son mérite est de ne pas avoir douté de la puissance de la pensée, et apparemment cette vertu il l’a trouvée dans un confiance illimitée en lui.
PLATON AU PILORI DES IDEES
Platon est une haute figure de l’histoire. Je voudrais avant d’envisager son système, le rapprocher de nous, le faire descendre de son pied d’estalle et en tracer un portrait familier. Au risque de me faire taper sur les doigts par les amoureux respectueux de Platon, je ne peux m’empêcher de voir en lui le Victor Hugo de son époque. Même élan poétique freiné par la raison, même vivacité de la réplique et le Goût du dialogue, et en général de procédés et ficelles du discours. Aspirant dramaturge, il jette au feu le manuscrit d’une tétralogie comme Hugo jette l’anathème et sa poésie bien souvent, dont il fait étalage, étonne le philosophe, sans contenter le poète.
Platon domine son siècle comme Victor Hugo a dominé le sien. Comme lui il a connu la disgrâce et l’exil et même dans l’infortune, la dignité semble les avoir suivi pas à pas. Victor Hugo ne craint pas de méconnaître les poètes les plus inspirés. Leur turbulence, non pas en surface mais en profondeur, l’inquiète. Le bon sens ne doit pas faire naufrage. Les démons peuvent ricaner à loisir mais il ne faut pas qu’ils aient le nom de Baudelaire ou des Sophistes. Les suppôts de l’ordre ne sont pas toujours ses meilleurs serviteurs. L’ordre doit naître d’un besoin. Lorsqu’il est le fait de termes ordonnateurs, il répugne. Platon est à l’origine d’erreurs qui ont eu la vie dure et sa responsabilité la plus lourde est de les avoir défendues avec génie. Dictateur des idées, il est du côté du pouvoir. Sur son système peut s’asseoir un pouvoir fort auquel il offre des bases solides. Au fond, la philosophie de Platon n’obéit plus à des motivations étrangères à elle-même, comme chez les Physiciens
et Socrate.
De même que le coeur a des raisons que la raison ignore, de même s’inaugure avec Platon une ère nouvelle de la philosophie. L’impulsion est donnée à l’esprit. Il ne lui faut plus rien d’autre pour justifier ses activités. L’esprit commence à s’explorer à explorer tout ce dont il est capable et cette justification lui suffit. Incapable de synthèse du fait du cloisonnement qui fragmente l’idée qu’il se fait de l’homme, Platon, jusque dans sa vie, s’est montré exclusif, bannissant ce qui mettait en péril son système. Tyran de la pensée, la soumettant dans le raisonnement à des itinéraires rigoureux, il proscrit de la république le poète, comme à vingt ans il jeta au feu son propre manuscrit d’une tétralogie dramatique pour se vouer passionnément à la philosophie.
On n’enlève rien à Platon ni à sa gloire en le soumettant à la critique. La critique d’ailleurs vise à travers lui une époque, un esprit qui déborde le plan individuel et qui se prolonge dans les survivances qu’il a eues.
Les premiers philosophes grecs, qui sont à l’aurore de notre philosophie occidentale, nous ont initié à une attitude étonnamment moderne. Cette attitude était un sain appétit de connaissance empirique du monde. Avec Socrate, la philosophie tourne à la morale et à la connaissance de soi.
Ainsi se posent clairement comme objet du savoir les termes en présence : l’homme et le monde. Platon embrasse l’entièreté de ces connaissances, et l’au delà qu’elles laissent entrevoir : entendons l’univers de la spéculation. Avec lui, tant par ses méthodes que par les conclusions avouées de sa philosophie, l’esprit se retire dans un domaine qui lui est propre. Avec Platon se pose d’une manière radicale le dualisme de l’âme et du corps, de l’esprit et de la matière dont la philosophie, ne s’est pas encore complètement dégagée. L’homme est coupé en deux et voilà l’âme larguant ses amarres et s’en allant pour des siècles à la dérive ; témoin la réponse de Socrate que nous extrayons d’un dialogue : Socrate s’adresse en ces termes à Thectète : "Tu es encore le plus obligeant des homme de m’avoir exempté d’une très longue discussion, si tu juges qu’il y a des objets que l’âme connaît par elle-même et d’autres qu’elle connaît par les organes des sens.
Le système de Platon repose peut-être tout entier sur une interprétation fausse de la morale de Socrate. Socrate voulait trouve en l’homme et lui faire accoucher la vérité qu’il contient, mais sa vérité était psychologique, c’est la vérité de l’homme ayant l’homme comme centre et comme objet. Platon étend généreusement le procédé à la connaissance du monde extérieur. Il cherche le monde dans l’homme comme la vérité dans un puits. Disciple avantageux, Platon trahit Socrate dans ses aspiration les plus chères. Socrate n’a pas fait que révéler à l’homme l’existence de sa conscience. Ses méthodes ont prouvé qu’il parlait du respect. Et c’est à ce titre, l’un des plus grand, qu’il mérite qu’on s’attache à son oeuvre.
Pour terminer, la question tout allégorique que je me pose est la suivante. Platon n’est-il pas Socrate devenu vieux, Socrate au terme de sa vie ; n’est-il pas Bonaparte devenu Napoléon, n’est-il pas l’impériale sclérose d’un système, le fauteuil académique où s’écroule Socrate en buvant la ciguë, la synthèse de Sun Yat Sen et de Chang Kaï Shek ?
ARISTOTE
Je veux sans tarder signaler le fait majeur qui certainement ne caractérise pas uniquement la pensée d’Aristote, mais qui connaît son apothéose avec lui. Les oeuvres de ses prédécesseurs lui fournissent la matière à ses études, mais principalement à ses critiques. Le respect instinctif pour la tradition est chez les grecs harmonieusement balancé par l’instinct de la critique. Comparons à cet équilibre, qui est le véritable moteur du progrès, la pensée chinoise dont la philosophie depuis des siècles s’étire dans le sillage de Confucius et se résume à d’innombrables paraphrases de la pensée du maître, sans qu’elles y apportent rien. Comparons avec notre philosophie moyenâgeuse, à son penchant biblique qui aboutira à donner à Aristote la fixité d’une constellation dans le ciel de sa métaphysique. Lorsque la bible est muette ou en défaut, et que la curiosité menace d’ébranler les dogmes, Aristote est invoqué comme un nouveau credo.
Aristote eut la mauvaise fortune de tomber entre les mains de gens qui en firent le plus mauvais usage. Ce n’étaient pas, du moins par exception, des gens ignares. C’étaient des gens que la pensée en fait n’intéressait pas.