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Il faut se mettre nu... (1981)

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Préface à l’exposition au Centre Culturel
de Toulouse 1981

Il faut se mettre nu, non parce qu’on est beau, mais pour le devenir". Ainsi, à la faveur d’une exposition du sculpteur Nicolas Artheau, Jean Raine évoquait-il une de ses obsessions majeures ; cet exhibitionisme forcené, nourri d’exaspération et de déchirement, la vie n’est plus qu’une mise en scène, la création est une mise à nu ; c’est une prise de conscience qui équivaut à un renoncement ambigu dont l’agressivité maintient haute la lucidité ; une volonté têtue d’inapparaître.

Les amis de Jean Raine, ceux qui savent ce qu’il a donné dans son passé - assistant de Langlois à la cinémathèque - au monde de l’image, ceux qui ont vu les films qui lui sont dédiés et savent à quel point il s’est acharné sur sa propre image, saisiront pleinement ce qu’il entend par "renverser la vapeur, obéir à une aspiration dysmorphophobique pour se magnifier par la grimace, transformer l’éphèbe en un sublime et hallucinant Quasimodo". Et lorsqu’il en vient à ce théorème fondamental : "plus on est laid plus on est beau et inversement", il est difficile de ne pas songer à Francis Bacon, actuellement le plus laid des peintres, sinon des hommes, au sens Nietzschéen.

Lorsque Bacon met en scène des grotesques accroupis sur des bidets ou penchés sur des éviers ; des actes de défécation et de déjection, c’est évidemment son image ou le refus de son image - ce qui revient au même - qu’il veut voir et donner à voir ; et cela parce que cette laideur est le seul médium qui lui permette d’atteindre la seule beauté qui l’intéresse. Et nous en arrivons à ce paradoxe, surtout avec les toiles récentes dont on sent bien davantage qu’elles sont vouées immédiatement à une vie publique : Bacon ne peint plus que la beauté du laid. Que reste-t-il de cette réalité excédente, monstrueuse, intolérable qui gonflait ses oeuvres jusqu’à l’implosion imminente ? Une légende dont la substance se perd dans le mensonge de la belle apparence, comme elle se perd dans les monstres faux, esthétiques et fabriqués de Lebenstein et de Dado.

C’est là que Jean Raine nous tend un piège. Je nie le monstre artistique et la transgression. Les représentations sont toujours suspectes que l’on se donne de soi-même pour se charger autant que pour s’embellir. Les images de la laideur, si l’on entend s’y reconnaître, ne sont pas plus réelles ni moins codées que celles qui nous sont données de la beauté. Le fantasme obsessionnel, comme le traumatisme initial qui l’a suscité représentent essentiellement une force, un poids excédant les capacités d’un individu à leur donner un sens et une forme définie. Il n’y a plus qu’à se perdre dans la folie des miroirs et tenter inlassablement de reconstituer ce sujet que l’objet-image nie.

Nous ne trouvons guère de repaires chronologiques dans une oeuvre qui n’évolue ni avec le temps ni contre lui et pour qui la maturation n’est qu’affaire de concentration instantanée de tout le psychisme.

Wols, Pollock ont reconnu ce même exil dans un monde irrespirable ; leur oeuvre se construit de façon identique autour de quelques thèmes obsessionnels qui les dirigent au delà d’eux-mêmes.

Jean Raine se situe infiniment plus près de tels blocs erratique que de ces peintres de Cobra avec qui il a commencé dans ce temps bref - celui d’une mode - où ils se sont confortablement installés.

Déjà les grands dessins qui ont ouvert largement dès les années 60 son oeuvre de peintre font ressortir, à la limite du langage médiumnique, la quête d’un automatisme supérieur qui restitue sa spontanéité éblouissante à un verbe hésitant à s’alourdir de chair. L’oeuvre ne s’élabore plus ; elle s’allume d’elle-même ; elle acquiert ce caractère d’action visionnaire dont la violence initiale se retire peu à peu et ne s’acharne plus sur les formes mais sur les zones fiévreuses.

Nous assistons à une prolifération de formes secondaires tantôt grouillant dans l’espace onirique comme les figures tragiques des représentations médiévales de l’enfer, tantôt autour de ce thème inlassablement retrouvé : les yeux, le regard aveugle où la vision a remplacé la vue. De tragique cette vision devient rageuse dans son effort pour personnaliser la menace. Et n’est-ce pas au terme de cet effort, terme qui revient à chacun des cycles de son oeuvre - que Jean Raine se trouve face à lui-même presque anonyme : cette force écrasante, cette puissance impersonnelle qui est l’excès de sa personnalité.