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Hors du temps de l’espace (1972)

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Ce qui m’a fait aimer et haïr la peinture est le fait d’être né dans une famille qui comptait des membres et des amis artistes peintres. Un oncle notamment médiocre et passionnant tout à la fois. De plus, mon frère s’est orienté vers la peinture très jeune c’est un peintre dont l’incontestable talent a été stérilisé par le manque d’imagination.

En réaction contre ce que j’ai considéré comme une complaisance de l’oeil, je me suis mis à aimer les mots. Je suis devenu poète. Pourtant mon oeil réclamait son dû et c’est vers le cinéma que j’orientai mes efforts. Les nombreux films que je réalisai ou auxquels je collaborai m’apprirent que le regard doit se tourner plus en soi-même que vers le monde dans la poursuite d’une vérité poétique qui n’appartient qu’à l’homme. Une synthèse s’opéra, le verbe devint image et cette opération, lente comme celle des alchimistes, me fit souffrir des années durant, avant que je ne comprenne qu’il me fallait substituer le pinceau à la plume. Je me mis à peindre presque contre ma volonté, en tout cas contre les mots, et plus encore contre toute pensée abstraite qui m’éloignait de la poésie, je renouais avec l’enfance.

Il me souvint que certaines leçons de dessin que l’on subissait à l’école m’avait fait éprouver un plaisir si profondément ressenti qu’il me semblait avoir marqué ma chair et que je le compare aujourd’hui à l’orgasme. Je me ressouviens du hibou empaillé qui servait de modèle, et en contraste avec cet animal hirsute et débordant d’animosité, je ressens encore comme une caresse l’attention du maître qui cherchait à capter notre intérêt et à nous apprendre à dessiner. Ce plaisir physique est pour moi comme une résurrection de cette phase de mon enfance lorsqu’à présent je m’applique non pas à voir un hibou et à le dessiner mais à l’inventer.

Depuis j’ai découvert des hiboux qui ne sont plus ceux que l’on rencontre dans les forêts ni qui nichent dans les arbres mais d’autres monstres, certains terrifiants et d’autres ironiques, que l’on découvre en soi. Sous le masque m’intéresse la découverte de l’homme et ma vérité (mais ce n’est pas la seule) est celle que, lorsqu’on rencontre un homme, le masque presque toujours réapparaît. On pourrait penser à un carnaval, à un Breughel, à Ensor : pour ma part, je pense à la recherche désespérée de Socrate ou, pour citer quelqu’un plus près de nous, à celle de Michel de Ghelderode qui fut pour moi un maître et un ami. Le théâtre de ce dramaturge flamand, comme l’aurait pu faire Shakespeare, m’a donné le goût de la scène, c’est à dire d’un espace à hanter et à remplir de ce qu’on possède en soi de plus dramatique et de plus lourd. Je n’y cherche ni à plaire ni à déplaire mais parfois je crie pour exister.

Cela me fait penser à Antonin Artaud ou à Crevel, à mes amis surréalistes dont André Breton a montré combien la vie, transmuée par l’art, avait le poids du plomb et la valeur de l’or. Du surréalisme m’est venu ce goût de l’alchimie qui fait que l’homme s’égale à Dieu, "ou l’emmerde ou l’adore", mais se sent un fauteur de miracles. Si j’ai une philosophie, je la sens se muer en religion. J’aime à croire que notre orgueil offense et que cette offense nous sera, je ne sais comment, pardonnée. Je peins pour vivre, je vis pour peindre. Où cela me conduit-il ? Vers cette limite où la création tend. Sommes-nous dans le cosmos une cellule cancéreuse ? Quelque chose grandit, par quoi nous participons à je ne sais quelle apothéose ou je ne sais quelle destruction.