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Et Jean Raine ? (2005)

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Bruxelles 1927 - Rochetaillée- sur-Saône (Rhône). 1986

Très jeune, Jean Raine a fréquenté de nombreux milieux intellectuels et artistiques. En 1941, il n’a que quatorze ans quand il devient l’un des fondateurs des Jeunesses musicales de Bruxelles et rencontre, à la même période, le dramaturge belge Michel de Ghelderode. Dès 1943, il fréquente les écrivains et les artistes de la mouvance surréaliste bruxelloise - Paul Nougé, Louis Scutenaire, Marcel Lecomte, et René et Paul Magritte ou encore Marcel Mariën. En 1945, il fait la connaissance de Pierre Alechinsky, Paul Delvaux et Joris Ivens lors des "dimanches" de Luc Hasaerts (créateur du Séminaire des arts qui développera plusieurs départements dont l’ "Ecran du Séminaire des Arts" l’ancêtre de la Cinémathèque Royale de Belgique).

Jean Raine s’installe à Paris en 1947 où il se lie d’amitié avec les surréalistes parisiens : André Breton, mais aussi Pierre Mabille, Robert Matta, Victor Brauner. Dans les années 1950 alors qu’il était essentiellement cinéaste, il entre, revenant à ses origines culturelles, en contact avec le groupe Cobra, écrit dans la revue du groupe et développe plus intensément son activité plastique - qu’il a débuté dès le début des années 1940. Pendant les années 1960, son activité picturale s’épanouit et il entretiendra une relation étroite avec Marcel Broodthaers. Entre 1966 et 1968, il part vivre en Californie avant de s’installer à Rochetaillée sur Saône (Rhône) où il vivra jusqu’à sa mort.

Dans l’oeuvre de Jean Raine, écriture et peinture sont intimement liées, voire indissociables : "Il me paraît évident qu’un artiste qui utilise un pinceau se sent dans l’obligation d’utiliser un porte-plume ? Ne pas traduire des images en mots est une infirmité". Son intérêt pour le monde intellectuel l’a très tôt conduit à écrire, que ce soit des textes critiques dans des revues ou des poèmes réunis dans des recueils, sans compter d’abondantes relations épistolaires avec ses amis artistes.

La production de Jean Raine s’est déployée dans les divers registres du dessin, dont de très nombreuses encres, de l’estampe, de la peinture, dont le nombre d’oeuvres égale celui des encres, et enfin de la sculpture avec une dizaine d’oeuvres. A mi-chemin entre expressionisme et surréalisme, ses oeuvres sont avant tout visuelles, et donnent à voir l’univers intime, parfois effrayant, du peintre. Le plus souvent une profusion de formes torturées, de silhouettes angoissantes et angoissées, sont prises dans enchevêtrements de matières vibrantes. Raine nous livre ainsi un imaginaire chaotique qui reflète un tempérament plutôt instable : "Je vous livre tout en vrac, car il n’y a à mes yeux que le désordre pour trouver un minime salut".

Ce désordre, Jean Raine le connaît dans sa vie qui oscille sans cesse entre une lutte infernale contre l’alcoolisme et d’intenses phases de création. Pourtant l’artiste se défend aussi de cette réduction de l’oeuvre à l’expression de ses "monstres" intérieurs. "On y voit [...] le reflet de mon monde intérieur alors qu’il s’agit d’une démarche instruite et [...] inspirée par l’humour. Ce que l’humour prend pour cible [...] est l’image convenue de ce qu’on considère comme la représentation du fantastique et l’expression du tragique" . (Jean Raine, cité par Anne Parian in "Quelques clés pour Jean Raine", 1988, consultable sur le site Internet de l’artiste <www.jeanraine.org> ; ). Anne Parian commente ainsi cette question des motifs et de ses rapports avec la peinture en tant que telle : "L’appel des monstres marginaux du fantastique permet en fait d’ancrer ce qu’on sent instable.

De ces figure présentes, nous ne saurions dire si elles émergent de la peinture ou s’y enfoncent. [...] Jean Raine écrit du sentiment de cette soustraction des appuis sur lesquels s’établit le sentiment de réalité". "La crise de la réalité est la crise de nos concepts les plus fondamentaux : parmi eux, notre concept de l’espace". Dès lors celui-ci est à réappréhender et l’on doit pour cela se porter loin vers les images produites, adhérer à leur autre espace" (op. cit). Voilà qui éclaire, au delà de l’expression des passions et des troubles, les partis pris plastiques d’un artiste qui a aussi fait oeuvre en toute conscience et détermination artistiques.

Le Désastre des Eperons d’Or (1967) fait partie de la série Encres Trois panneaux (1964 - 1969), qui est une variante de la série Encres un panneau (1961 - 1967), née du constat qu’après un Delirium, l’artiste ne percevait plus les couleurs - il s’est alors immergé jusqu’en 1967 dans le noir et blanc. La série Encres trois panneaux est fondée comme son nom l’indique sur la juxtapositions de trois panneaux de papier permettant d’obtenir des oeuvres de grand format (300 cm de large). Le Désastre des Eperons d’Or donne à voir des êtres humains et des animaux formant un ballet d’arabesques transpercé en diagonale par une sorte d’éperon (une longue tige végétale ?) partageant l’oeuvre en deux parties. Les personnages relèvent plutôt d’une fantaisie carnavalesque tandis que les animaux ont de grands yeux un peu attristés. Le trait se fait parfois léger parfois puissant.

L’ensemble cependant traduit une atmosphère de douceur, celle que savent donner les clowns dans leur expression des émotions masquées par une naïveté apparente.