Il s’encadre dans la porte, mi-dandy, mi-clochard. Nous surprend. Il joue de la surprise comme il aime choquer, donner des images fausses de lui-même. Sait-il seulement qui il est. On apprend, de la minutie des biographies, qu’il est né en 1927, à Schaerbeek, place des Bienfaiteurs. C’est un 24 janvier. On fête saint François de Sales. Le moine d’Assise aurait été de meilleure compagnie. Jean Raine n’est-il pas, version enfer, une sorte d’oiseleur. On chante et peint dans son intérieur. Cela fait des échos dans sa mémoire. Images et sons se logent dans sa tête. Y sont bien. On change d’appartement en 1934. Jean Raine a sept ans. On le dit âge de raison. Jean Raine préférerait âge de déraison. D’ailleurs la mort du père le place en tête de la famille. Décision maternelle. Il assume.
C’est le début des grandes migrations depuis l’Allemagne en folie, qui hurle avec les loups, tend les bras avec un poing serré devant les croix gammées qui flottent sur les avenues. Il n’est pas bon d’être juif. Chacun s’échappe. On transite par l’appartement des Raine. L’héroïsme des grands moments de l’Histoire se confond souvent avec des portes qui s’ouvrent à bon escient. Elles s’ouvrent même sur l’amour pour l’adolescent Jean. Il a 11 ans quand il s’éprend de Doris. Un nom perdu au bout d’une piste qui restera fermée pour nous. L’orage qui gronde tout à côté finit par éclater. La Belgique est envahie en 1940. Raine est au lycée, il découvre le Théâtre de Michel de Ghelderode. Un monde à sa mesure. A sa démesure, qui n’a pas encore de repères, ni d’exemples, ni de référence, mais déjà ses impatiences.
C’est la guerre, une occupation qui s’éternise, les nuits chafouines, et pourtant, dans la chaleur des cafés des complicités se nouent, des amitiés se fondent, les idées circulent. C’est bien connu : rien de tels que les sombres périodes de l’Histoire pour concocter de belles aventures de l’esprit. L’art naîtrait-il plus vigoureux, plus nerveux et virulent, des contraintes, de la misère, de l’ennui, dans ces temps où rien n’est donné, tout est à gagner. A commencer par la liberté.
Jean Raine est cet adolescent fragile, un peu inquiétant, qu’il restera derrière le masque de l’usure qui viendra se figer sur ses traits, tel qu’on en voit errant dans les lieux où l’esprit s’attise aux feux les plus corrosifs. Il rencontre, il ne pouvait y échapper, tout l’y prédestinait, les surréalistes belges. Foyer actif, tumultueux, où l’esprit s’agite entre les facéties d’un humour dont la réputation est injustement mauvaise, et les énigmes facilement soulevées par toute rencontre incongrue comme aimaient les pratiquer ceux qui gravitaient autour de Magritte.
L’homme des questions posées qui ne trouvent pas de réponse. Pour lui rien n’est évident et surtout pas l’évidence. Un rocher peut voler, un ventre être une tête ; feuilletez un catalogue de ses images. Autant de tableaux, autant d’énigmes, autant de questions qui confondent. Raine est à la fête. A ses côtés des poètes comme Marcel Lecomte, Louis Scutenaire, André Souris, qui regardent plutôt du côté de Jarry, de Lautréamont, de Raymond Roussel que de Péguy ou Claudel.
Chacun ses maîtres, Raine découvre les siens. Et la rencontre d’André Thirifays, fondateur de la cinémathèque de Belgique va le conduire vers des horizons qu’il va bientôt fouiller. L’université est une pépinière d’esprits vacants, ouverts à tous les vents de l’esprit. Il y a là Luc de Heusch (on le retrouvera tout au long de la vie de Jean Raine) et Hubert Juin détecteur des miasmes fin de siècle, des oeuvres oubliées dont, par la suite, nous ferons tous nos délices.
Raine "fait" du Droit, de l’Histoire de l’art, oscille entre l’archéologie et les sciences politiques.
Des études gâchées pour les diplômes, riches pour les amitiés, les rencontres, jettent Jean Raine dans les sillons les plus séduisants, les plus confortant pour son insertion sociale. Il a déjà fait les choix essentiels. Une boulimie de rencontres va le conduire partout où il trouvera matière à se fortifier, renforcer ses convictions, et que de toutes manières, ce n’est pas dans la dignité bourgeoise, et le travail de notable, qu’il trouvera sa raison de vivre. Plutôt dans les trouvailles qui passent par les êtres et les oeuvres. Les années 48-51 sont celles de l’émergence du mouvement "Cobra" qui brille bientôt de tous ses feux. Feu d’enfer,. Feu de joie.
Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles n’est pas qu’un espace d’exposition. C’est un espace de rencontre, un lieu dynamique, un foyer. Jean Raine y multiplie les présences, les rencontres. Dans le cadre du Jeune théâtre du Séminaire des Arts il collabore aux décors de la pièce de Roger Vitrac "Victor ou les enfants au pouvoir", fait la connaissance de Juliette Gréco, Michel de Ré, Georges Malkine, enfin de celle qui plus tard deviendra sa femme, Nadine Bellaigue.
C’est aussi en 1946 la rencontre d’Henri Langlois qui va jouer un rôle décisif pour son avenir. Venu à Bruxelles pour présenter la première exposition à l’étranger consacrée la Cinémathèque de Paris, Langlois y revient avec Raine qu’il prend pour assistant. A Paris Raine poursuit son envolée vers tous ceux dont attend le miracle d’une amitié complice, d’une fructueuse émergence de ses propres démons.
Naturellement Breton est sur l’agenda. Le 46 rue de la rue Fontaine est redevenu, depuis le retour de l’exilé d’Amérique, le pôle d’attraction de tous ces jeunes gens qui déchiffrent Rimbaud sur les bancs du collège et rêvent sur les images chatoyantes des délices érotiques de Gustave Moreau. Breton est la clef de tout un univers, un jalon pour d’autres rencontres. Il y aura Pierre Mabille, Matta, Brauner, Hérold.
De "Cobra" Raine passe au Surréalisme. Moins de virulence, plus de mystère.
Pourtant c’est le cinéma qui l’occupe. Un emploi, des contraintes, un travail qui stabilise sa vie matérielle, il s’accroche aux mythes que transporte le 7ème art. Des mythes qui ont des visages : Cavalcanti, Musidora, Lotte Eisner, Marie Epstein, Julia Veronesi. Son ami Luc de Heusch a tourné Perséphone. Raine travaille au scénario. Nadine Bellaigue a un rôle dans le film.
De la fiction il passe aux expériences psychologiques de Pierre Mabille en travaillant à son "Test du Village" qui fait aussi l’objet d’un film. Il n’a pas abandonné Bruxelles. "Cobra" y flamboie de tous ses feux les plus ardents. Raine retrouve ses amis dans un lieu devenu mythique, c’est "Le marais". Le loft à son état premier. Il abandonne négligemment des textes dans la revue "Cobra" ? Il est encore un homme de mots. Il le restera quand la peinture coulera au bout des mots.
Organisateur, avec Pierre Alechinsky, de l’Exposition Internationale de Liège, il y est responsable du festival du film expérimental. Bonne occasion de faire connaître le travail de Hans Richter, un dadaïste qui, lors des retrouvailles de ses amis réfugiés à New York, pendant la guerre, réalise quelques films qui sont désormais des classiques. Découverte parallèle du canadien Mac Laren : un cinéma en totale liberté, échappant même aux contraintes de la caméra. Un cinéma écrit, dansé. Une musique des formes d’une pétulance narquoise, d’un humour forcené. Nadine Bellaigue disparaît de son horizon, Antoinette Petrov la remplace. Ce sont les années noires où pour subsister Raine doit faire n’importe quel métier. Représentant en électroménager, aprenti plombier, peintre en bâtiment.
Dans le même temps il collabore à plusieurs films, écrivant les commentaires et participant à l’élaboration du scénario ; "Jeu de construction" de Henri Kessels (scénario et découpage), "Goût moderne" de Luc de Heusch (coréalisation et commentaire). "Les ports belges" de Henri Storck (assistant de réalisation, scénario et commentaire), "Pêcheurs flamands dans la tempête" de Henri Kessels et Serge Vandercam (découpage et commentaire), "Ruanda" et "Fête chez les Hamba" de Luc de Heusch (aide au montage et commentaire). Plus importante sa contribution avec Luc de Heusch à la réalisation d’un film sur Miche de Ghelderode, produit par la télévision belge et qui est sélectionné pour le Festival de Cannes en 1957.
Il réintègre cette année là, la Cinémathèque française, peignant et écrivant comme un forcené dans le même temps. Ses va-et-vient entre cinéma et peinture ne traduisent pas des hésitation, mais un besoin de s’exprimer, d’entrer dans le vif du sujet. Faire des films, participer à leur réalisation, travailler à leur promotion, aller au devant du public. Lors de l’Exposition Universelle de Bruxelles il travaille à la présentation de la Cinémathèque de Charleroi. Louise Brooks y vient. Jean Raine rencontre ses mythes.
L’alcoolisme qui va être au centre de sa vie, mordre peu à peu sur sa conscience, le faire chavirer vers les gouffres, fait son apparition. Sa vie semble s’écarteler, se dissocier, entre les besoins matériels de trouver des moyens de subsistance (il fera encore de la peinture en bâtiment), les tentations du cinéma, et une activité de peintre qui reste inconnue du public.
D’avoir frôlé les monstres de l’éthylisme, affronté la carcération hospitalière, rencontré, sur ses chemins de misère, la misère de ceux qui n’ont su s’intégrer à la vie (mais le sait-il lui-même), il s’engage pour sauver ceux que la démence a arraché aux normes de la réalité. Il place son action sous le signe décisif d’Antonin Artaud. L’ange sombre de la folie va longtemps planer sur un déroulement graphique qui est né dans l’alcool et la misère, côtoyé ceux qui stagnent dans la nuit de la conscience. C’est la rencontre sulfureuse des rêves adolescents dont Rimbaud pouvait être le catalyseur, et de la démence qui est au coeur de toutes les fuites.
Bain d’errance. Son intégration aux modes de la vie quotidienne, que pouvait laisser supposer son retour à la Cinémathèque française, se fait mal, ne se fait pas. Raine est ailleurs. Il a franchi le mur qui sépare l’impossible des contraintes, le vagabondage total du quotidien. L’alcool aidant il se jette dans la peinture comme vers un espace libérteur.
Sa biographie résume l’année soixante qui est celle de cette mutation, vers l’état de peintre totalement attaché à son art, et avec tous les risques qu’il doit y rencontrer : Se met à peindre et à écrire frénétiquement tout en buvant beaucoup. Rédige "Le journal d’un delirium" et peint un centaine de peintures en utilisant du cirage, de l’encre, des crayons de couleurs, des colorants alimentaires, et des fonds de tube de peinture à l’huile de Pierre Alechinsky. La plupart de ces peintures étant données à qui en voulait, et sont actuellement dispersées, bien souvent même pas signées. Apparemment Jean Raine cherche sa mort.
C’est dans le milieu hospitalier qu’il fréquente alors par alternance, qu’il rencontre Sankisha Rolin Hymans qui va être sa bonne fée et acceptera d’être sa femme.
C’est en 1962 que le peintre enfin s’affiche à la galerie Saint Laurent (Bruxelles) un espace de grande ouverture sur l’art vivant.
Un séjour de deux ans aux Etats-Unis ne le sauve pas de ses démons. Il y rencontre enfin un public prêt à recevoir sa peinture. Aussi son retour en Europe ne va pas sans une certaine crainte ; d’ailleurs il disait lui-même "Je redécouvrais l’Europe dans un état de détresse". C’est l’aller et retour de la peinture aux hospitalisations, quelques étés d’un bref bonheur de créer sur la petite île de Comacina et des retombées sur l’Italie. Pourtant c’est à un petit groupe d’écrivains, de critiques d’art et d’amateurs lyonnais (dont René Deroudille) qu’il revient le mérite d’avoir imposé l’oeuvre de Jean Raine au public français.
Une série d’expositions personnelles et de participations à des manifestations de groupe va progressivement entretenir la diffusion d’une oeuvre qui est d’emblée entourée de légendes. La personnalité de Jean Raine y prédispose. Jean-Jacques Lerrant trace une inoubliable silhouette "Tantôt jeune homme à la lèvre purpurine, fragile et presque transparent et tantôt silhouette en ruine, d’ombres profondes ? A le mieux connaître, ensuite, j’ai toujours balancé entre une adolescence rimbaldienne, d’avant l’Ethiopie et une survieillesse qui passait sur lui comme le fard mélodramatique d’un personnage de composition" et d’ajouter "je me sens assez mal à l’aise, coupable d’une inavouable normalité".
Sa vie se confond avec sa peinture. Elle se confond aussi avec les alternances de travail, dans le cadre, à sa mesure, de Rochetaillée sur Saône, et les longs séjours à l’hôpital. "Ces longs mois de projets avortés, ces siestes qui en viennent à remplir les journées, ces séjours à l’hôpital". Les années passent. Le 29 juin 1986 Jean Raine est volé à la vie, qu’il n’avait jamais su dominer, par la mort.