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En deçà de toute définition (1968)

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Engageons-nous dans une perspective génétique. Le traumatisme de la naissance nous plonge d’emblée dans un état dramatique. Pourtant, entre le premier cri, la première larme et l’expression ludique émerveillée qui lui succède, quelle dialectique influence notre entendement sans le troubler ? Je m’amuse à être donc je suis, mais le jeu est sévère. Le sérieux - j’entends ce qui nous fait parfois gémir - et ce qui nous fait sourire coexistent. Cependant, la balance penche pour le jeu. L’être s’émerveille d’être au monde bien qu’il s’y blesse, bien que ce monde émerveillant soit, comme Benjamin Fondane le qualifie, une réalité rugueuse non sans morosité.

Donc la balance penche malgré les larmes. Mais le sérieux ? Le jeu l’est, ce jeu qui s’instaure, présent comme un fantôme aux traits lisses, non burinés encore par le sérieux qui pourtant préside à son exaltation. us devons apprendre à parer l’existence d’un masque de sérieux. Car si nous naissons dans un cri, ce cri ne fait pas le rictus obligé auquel la culture oblige ; il existe un sérieux de deuxième position, non celui qui préside au jeu mais celui qui résulte du gouffre que l’on nous impose de creuser entre l’être qui grandit et notre enfance.

Pourtant Freud nous rappelle à l’ordre et Gombrovic aussi ; l’enfant continue de veiller ludiquement, sans pour autant, je l’ai dit, ignorer le sérieux, ce sérieux qui n’est pas celui auquel l’éducation oblige ; Mais comment parler du jeu sans évoquer cet hiatus que nous nous acharnons à créer entre l’adulte et l’enfant, nostalgiques pourtant au point de ne plus être capables de vivre loin de ce point idéal originel ; si élaborés soient-ils, les jeux des adultes ne sont qu’un ersatz plein de compromissions. Leur sérieux en fournit le gage.

J’en viens à me dire que j’admire ceux qui raisonnent en adultes ceux qui fondent encore une foi confiante dans le vocabulaire, mais le mot "jeu" pour moi occuperait, dans le Petit Larousse et à fortiori dans une encyclopédie, un volume. Le sérieux nous enivre ; l’humour nous casse les reins ; à quel "jeu" jouons-nous ? Bien sûr au jeu de vivre, mais qu’est la vie et qu’est le "jeu" ?

J’emprunte mon vocabulaire au théâtre : jouer un rôle, tenir un rôle ; tiens-je ce que joue ? Est-ce que je joue ce que je tiens ? Mais quelle distance ? Une distance d’avec la vie, évidemment. Certes, je joue que je ne suis pas Hamlet mais je l’incarne. Sartre ne dirait-il pas que j’incarne perpétuellement autrui ? Que je l’assume. Il le pourrait, s’il ne l’a dit. Mais deviens-je moi, ce moi dont Artaud était en quête au terme d’une recherche torturée ? Ne dramatisons pas, je joue. Je joue à quoi ? Une réponse me revient du théâtre, et c’est encore Hamlet qui me la souffle, sans aller jusqu’au bout de sa phrase : "Etre" laissant tomber le reste. Etre. Est-ce jouer ? Il me serait possible de répondre comme Eric Berne par une affirmative ; je joue à être dans la mesure où j’y consens, ce que les autres font de moi.

Mais la question reste entière car qui suis-je ? Non je ne joue pas. La corde est raide et je sais que je risque ma vie, à laquelle toute mort possible donne son sens. Le "jeu", je le sais, c’est mon innocence, c’est mon enfance. J’en reviens à Freud qui nous décrivait sadiquement cette aurore toujours possible et toujours présente, celle où l’essentiel de lumière dans laquelle nous allons baigner se situe aux origines de notre être en devenir.

Et pour autant, (ô si souvent !) cet instant revient, celui de l’enfance retrouvée. Certes je joue. L’adulte en moi ne joue pas. Comme au théâtre, il confine à l’identification. Je suis Hamlet. Je ne joue plus. Les autres me croient jouer : ils me
sifflent ou m’applaudissent. Etrange théâtre ! J’aime trop la vie pour la jouer et je la hais, pour ne pas être applaudi en ce que cette vie comporte aux yeux d’autrui, pauvre spectateur, le spectacle de quelqu’un qui s’abîme. Qui s’abîme par le jeu, le "jeu" qui n’est pas ce jeu de l’enfance. Que l’époque d’un jeu sérieux revienne !

Jouer à être sérieux est un non sens, une pétition de principe. Je me donne pour tâche, préalablement à toute définition, à tout langage, de rendre un son originel.