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Ecriture picturale (1994)

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Soit et on ne pourra en tenir rigueur à personne, l’écriture picturale de Jean Raine, car il est bien un peintre écrivain puisqu’il se penche littéralement sur son papier et qu’il nourrit une passion non dissimulée pour l’encre de cet Orient lointain qu’est la Chine.

Cette écriture donc n’offre pas que des parentés avec celle de Jorn, Appel et autres Alechinsky ou Corneille, ces gens du serpent international qui, de 1948 à 1951, hypnotisa quelques visiteurs égarés entre Copenhague, Bruxelles et Amsterdam (sans respect pour une logique géographique et d’ailleurs pour aucune logique s’il en est une), elle - l’écriture toujours - familière de ces lieux picturaux de la mouvance dont ils sont issus et ce dans la plus grande intimité cependant, cette proximité revendiquée autant qu’évidente n’est pas la seule relation - et qui donc dira la jouissance ou la culpabilité des rapports multiples - qu’elle entretient dans sa lutte angoissée vers l’aboutissement final, ce lieu où l’écriture même est impuissante à vaincre l’absence soudaine des démons avec lesquels elle s’est tant colletée.

Cette parenté, pour postérieure qu’elle est au temps même du mouvement évoqué puisqu’elle réapparaît vers 1957, une courte décennie plus tard, pinceau à la main en orgie noire sur papier récupéré - non encore recyclé -, vaut srtout, comme dans toutes les familles, par les différences qu’elle cutive tout naturellement. Accepter un héritage plastique signifie essentiellement savoir choisir chez ses pères les traits corespondant à son propre tempérament.

Jean Raine ne s’adonnait pas à la peinture, ne se donnait, il s’est livré, entier, physiquement et mentalement, en une écriture qui ne visait ni au populaire, ni à un retour à la spontanéité, à l’innocence tout enfantine, ni à l’évocation mythico-folklorique, toutes orientations volontiers revendiquées par Cobra mais épanchant bien davantage le tréfonds de lui-même qu’illustrant un quelconque récit même le plus imaginaire. Là donc, au-delà de la forme, particulièrement convulsive - et Breton en ce cas aurait pu apprécier -, plus tourmentée que festive ou lyrique, plus hallucinée qu’imaginative ou onirico-illustrative - mais sait-on jamais, au fond, ce que sont nos rêves non révélés au sommeil ? Il exhumait ses images secrètes, fantômes d’une réalité certes incertaine mais d’une troublante présence.

C’est par là aussi, malgré les nombreuses filiations, qu’il se sépare de Cobra - et l’on ne dira jamais assez la méfiance à entretenir vis-vis des évidences ! Jean Raine n’écrit pas en une spontanéité retrouvée, il tente une libération totale et, pour exubérante qu’elle paraît, son écriture est surtout tremblante d’une taraudante inquiétude, d’une force dramatique quasi auto-destructrice, dévorante. Le tourment intérieur qui la conduit, déjà dans les années soixante, appelle des formes qui, pour être définies, n’en sont pas moins en pleine vigueur de mutation. Leur métamorphose latente ne tardera point à s’exercer jusqu’à la limite extrême, le seuil d’une totale abstraction, dans une danse syncopée, cahotique, hyper-nerveuse, menant les couleurs et les formes jusqu’aux transe.

C’est à peine courbé au-dessus de son oeuvre, la dominant, en pleine élaboration que l’Américain Jackson Pollck, à sa manière, a atomisé une part de l’abstraction figée en des formulations évanescentes ou formalistes. Taches et éclaboussures, ordonnées par une gestuelle menée à distance, débordant largement de la surface réservée, rendant ainsi l’oeuvre active au-delà de ses frontières naturelles. Jean Raine, bien que recourant à un tout autre type de vocabulaire, agit dans le même sens, ne limitant point son acte pictural aux bordures imposées. Il trangresse. Se poursuivant hors champ ; le geste impose à la peinture terminée, découpée, marouflée une immensité incommensurable, autrement dit un univers dont on sait que la part visible, par une sorte de privilège voulu par l’artiste, n’est qu’une infime parcelle. L’image picturale, dans ces deux cas, est générée par la vision d’une énergie si puissante qu’elle poursuit son action au-delà d’elle-même, dans un espace irréel et mental.

On observera qu’à l’inverse, un Alechinsky aime à limiter ses oeuvres au point de les entourer de prédelles illustratives. Ou encore qu’un Henri Michaux, autre Belge, Namurois d’origine, expérimentateur des hallucinogènes et tachiste également à l’encre de Chine, concentre plutôt ses interventions et privilégie l’économie de moyens, refuse les remords à la suite d’une pratique de la spontanéité extrêmement contrôlée. En cela notamment, on le verra ci-dessous, la démarche des deux poètes picturaux, avides d’ailleurs insondés, se distingue.

A la différence de Pollock, et bien des photographies en attestent, il n’est pas rare de voir Jean Raine, surtout quand la dimension s’impose, non pas dominer l’oeuvre de sa stature, debout, mais par contre faire corps avec elle, ployant les genoux, s’installant, s’appuyant sur elle, le pinceau tenu à mi-manche, un peu à la manière orientale. Contrairement à l’américain, il réintervient, modifie la version première, incruste formes et figures, peint des approches de visages, trace les affres de ses tourments, écrit, en révolté, dans le néant infini du fond pictural premier, les gouffres de son être.

Comme Pollock, avec plus de densité - et comment pourrait-il en être autrement alors qu’il les fréquenta assidûment en une époque tant belge que parisienne - Jean Raine emprunte une part de sa liberté d’expression aux surréalistes ; plus les Breton et Matta, voire Ernst, que Delvaux et Magritte - si sages imagiers à leur façon et si tempérés face à la fougue bouillonnante de Jean Raine - à travers la célébration de l’écriture automatique et dans le sillage des interprétations du subconscient issu du freudisme. Car, là encore, il se singularise, non par une volonté d’offrir le flan à la soi-disant nouveauté ou autre concept du genre, mais parce que refusant en un certain sens la pratique d’un automatisme, il plonge par contre dans les obsessions bien freudiennes, les siennes, les plus indociles, les plus récurrentes, et s’engage plus avant encore puisque carrément dans l’incontrôlé.

L’indiscipline marquante de son pinceau, les tribulations hésitantes fébriles jusqu’aux tremblements, les surcharges, revirement, ondoiements ou balafres, les rehauts, les surimpressions et retouches par vibrations comme autant d’électrochocs, disent, avec toute la souffrante ferveur qui les caractérise, le degré de mise en abyme de cette pratique à la recherche désespérée du moi invisible.

Procédant de la sorte, reléguant en leur apport spécifique du moment tant le dripping de Pollock que l’automatisme revendiqué des surréalistes et la spontanéité de Cobra, Jean Raine développe, par intime conviction et nécessité impérieuse, ce que l’on pourrait appeler la peinture du débordement. Celui, tout élémentaire, on l’a vu, relatif à la surface, mais non moins significatif, l’autre, essentiel, celui de soi dans la tentative désespérée d’un dépassement des contingences pour atteindre les profondeurs énigmatiques. Dans cette quête éprouvante, épuisante, obsessionnelle, le fait pictural est à la fois un rituel et les traces de son aboutissement momentané.

Quant à l’image inlassablement présente, défaite mais terriblement fixante, insistante, noire d’encre le plus souvent, même dans la plupart des acryliques franchement colorées, elle se nomme regard plus que figure et relève quasiment d’un réel pouvoir hypnotique. Cette concentration n’est pas seulement miroir d’un état psychique, ni regard simplement obsédant, elle est aspiration, tourbillon venu de l’inconscient, projetant auteur et regardeur dans une fantasmagorie angoissante. La puissance scripturale de Jean Raine, constituée d’une succession et accumulation de traits, de traces, s’organise en courants violents et ravageurs comme des ouragans, elle induit des mouvements internes tellement accaparants qu’ils engouffrent non seulement le regard mais le moi tout entier comme pris dedans.

Dans cette lutte où se manifestent les forces les plus vives, dont on ne sait trop si elles sont destructrices ou vitales, annihilantes ou régénératrices, si elles emportent les démons ou la vie, la sauvegarde de l’identité et de l’individu est dangereusement mise en péril. A cet égard, l’ampleur inhabituelle de la signature de l’artiste, deux initiales fermement posées, pourrait être, dans la vague de la tempête, avec les mêmes données chromatiques - et non après le déferlement, dans la quiétude retrouvée - l’ultime mais indispensable affirmation d’un moi réel et créateur.