La pratique de l’écriture en marge de la peinture (mais n’est-elle pas intimement mêlée à son développement, la source fécondante de sa croissance, la rive ardente de ses errances, de ses vagabondages, de ses explorations ?), situe l’oeuvre de Jean Raine dans une zone qui n’est plus celle, exclusive, épurée, de la recherche plastique, qui trouve ses solutions dans sa seule définition et aux limites admises de ses techniques.
Les mots sont des ouvertures différentes, plus subtiles, sur le développement graphique. La forme prise par la pensée qui passe par le mot pour affiner sa nature, mieux baliser son territoire, mieux armer sa trajectoire vers le regard. Ils ne sont pas que des clefs mais un terrain, un humus fécondant où se prépare l’image qui va surgir, envahissant l’espace avec son accompagnement verbal, sa trajectoire de mots.
Jean Raine aime les formulations rapides, bouillonnantes, qui portent en elles toutes les complexités qui se transforment en richesse, les contradictions qui creusent leurs grottes où le regard ira voluptueursement chercher la réponse aux questions que toute oeuvre d’art ainsi conçue porte en elle, et affiche ; comme d’autres propagent l’information, la parole claire d’un énoncé de principe, quelque chose qui a l’apparence du définitif, alors que rien n’est arrêté dans le monde de Raine, et rien n’y est figé dans la certitude. Définir le monde c’est aussi le mettre en question.
"Tu remues des poubelles mon âme. Ca me réveille". D’autres vont chercher le secours des formules claironnantes qui plastronnent et font la belle. Raine creuse son trou du côté des ombres, là où plus rien ne tient, sinon la rage de franchir les miroirs que la réalté nous tend pour mieux nous tromper. Nous duper.
Veilleur au bord des gouffres il plonge vers l’innommable, les zones les plus sulfureuses de la pensée et dont il perçoit, au-delà du pouvoir de fascination qu’elles peuvent exercer sur les êtres fragiles, la richesse essentielle.
Ailleurs il réclame qu’on pense à lui "Moi qui n’ai rien, j’ai tant besoin qu’on me pense". Aveu non d’impuissance mais d’une soif d’arrimer à des fraternités, des sentiments, des sensations.
Toute création est aussi un acte d’amour, un geste de quête, la voie la plus évidente pour trouver l’écho de sa propre parole, une arme contre une féroce solitude.
D’amour il sera aussi question sans que les termes en soient agrémentés de tous les artifices qui travaillent à sa décadence, à sa vulgarisation, à son affaissement. IL situe plutôt l’amour à ces zones d’intensité, d’intransigeance, qui catapultent les habitudes, bousculent les préjugés, et creusent les plus fabuleuses tombes pour ceux qui en sont les victimes : d’avoir trop donné à y croire, à le célébrer, à s’y perdre, comme pris de détresse.
Amour-lumière. Mais "la lumière chemine avec lenteur dans mon opacité". On voit alors toute sa démarche de peintre s’inscrire dans la continuité, la logique d’une quête que secouent, jusqu’à la mettre en péril, les aléas du quotidien, les nécessités de la vie pratique, et les gouffres qui s’ouvrent sous les pieds des plus innocents. Il est de la race de ceux qui succombent quand l’art, la croyance en ses vertus, n’est pas là pour les hisser de la tourbe, où s’enlise toute vie qui n’est pas justifiée par quelque volonté d’être. D’autres les plus nombreux, choisissent le paraître. Jean Raine l’a toujours méprisé, jusqu’à frôler les conditions les plus défaillantes de la vie sociale, et risquer de choir dans l’oubli radical auquel sont condamnés ceux qui ne vêtent pas les habits de la respectabilité, du pouvoir, de la fortune.
Nu, comme l’innocence des adolescences trop ferventes et dont il avait conservé quelque chose jusque dans son aspect physique, même si les ans avaient férocement marqué un corps qui ne demandait que les extrêmes, ne visait que les horizons les plus lointains, les plus ambitieux pour l’esprit.
Il l’a formulé : "Pousser très avant ce qui vous tire". Ce qui n’est pas sans risque ni douleur. A tout vouloir dans l’exigence on peut y perdre son âme. Il risquait d’y perdre son équilibre. Rien de ce qu’il écrit, un jour le jour, et comme abandonné, dans l’instant, à l’intimité des cahiers, qui ne sont plus ceux d’une oeuvre écrite mais d’une écriture de la nécessité, rien de ce qu’il formule avec la vivacité du croquis, pour retenir l’intensité de l’instant, la fulgurance essentielle, n’est flatteur pour lui, et ne prédispose pas à l’admiration.
Ce n’est pas une oeuvre écrite formulée pour circuler dans les normes de la lecture, mais quelque chose qui ressemble fort à un journal d’agonisant, un journal de désespoir.
Ecrire c’est aussi s’interroger. "Je n’écris que mes énigmes. Il faut se voir - "s’avoir" - par l’oeil du sphinx". Le complexe d’Oedipe nouvelle manière.
Jean Raine s’aventurait dans le domaine de la peinture non armé, et sans filet ; non qu’il ait choisi quelques exercices de style, ou l’effet de cirque, comme la pratique de la peinture gestuelle y pousse ceux qui confondent art et spectacle. Lui ne peignait pas en public, ni avec cette faconde des bateleurs ; non qu’il en fut démuni, mais elle restait dans le domaine de l’intimité ; et il s’il aimait l’humour, c’était en petit comité, dans le secret. Son art, parce qu’il est proche de la confession, comme les mots qui l’entourent, et dont il fait un usage qui passe de la plus extrême pudeur à l’impudence agressive des âmes blessées.
Son art, qui était nocturne, se construit sur les imprévisibles conquêtes du corps qui s’avance, par à-coups, coups de poings, dans un espace "qu’un autre mort que j’aime a occupé". Il l’a reconnu "J’ai le sentiment de n’être que l’espace que j’occupe". Ce qui situe sa démarche dans celle de l’instinct, du questionnement, du tâtonnement, du somnambulisme des grands rêveurs de la vie qu’André Breton confondait volontairement, et pour les mieux honorer, avec les "passants considérables". L’obstination de peindre c’est cette manière connue de se sauver, de se chercher. La malédiction de Sisyphe pèse sur les créateur qui ne vise pas à distraire, mais à "se dire", se trouver, se délivrer de ses maux et de ses angoisses, de cette chose confuse en lui qui est à la fois sa damnation et sa sauvegarde. Une poche de tourments, de force, une flamme torrentielle qui cherche ses issues, ses voies, ses sillons. L’art est alors un paysage de volcans.