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Dessin et Alcool (1964)

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Mon esthétique est un parti pris de tourner le dos à l’émotion, d’épanouir ce qui la contredit et par là-même de mettre en parallèle la démarche artistique et la démarche intellectuelle, dont le rationaliste refuse l’expérience première, les données immédiates que la perception fournit à la conscience et l’approche naïve d’une phénoménologie de première instance. Car ce n’est pas sur ces données que se fonde, pour un individu culturellement averti, le sens de la réalité.

Mon art n’étant pas dans un rapport de l’oeil avec le monde, à supposer que la drogue eut perturbé ce rapport, désagrégé les images visuelles, transformé les couleurs, il me semble peu probable qu’en aient résulté des images lourdes de cette "charge indéfinissable" qui s’oppose à celui - je cite ici Ajuriaguerra - "où l’oeil humain a patiemment débrouillé dans le chaos qui l’entoure des objets, des couleurs, des formes, des configurations et des mouvement délimités selon des lois assurant la nécessaire permanence des rapports que l’être entretient avec ce qui l’environne". Mon sentiment est que la pratique de l’art m’a familiarisé avec un monde si éloigné de celui-là, (non seulement l’art, mais aussi les réflexions et les méditations dont il s’entoure), que je doutais au moment de nos expériences d’accéder, par un moyen aussi mécanique et involontaire que la drogue, à la puissance de création mobilisant, dans la plénitude de ses moyens, notre être tout entier

La manière dont je m’exprime graphiquement est liée à une expérience de l’alcool qui m’a conduit jusqu’au delirium, à pénétrer le monde de l’hallucination. Je peux donc sur ce point précis, en comparant des sensations et des résultats, tenter une explication différentielle. D’autre part, l’entraînement à l’alcool, antérieurement à l’expérimentation des hallucinogènes, a paru fournir une hypothèse plausible de ma résistance, de mon immunité à leurs effets. En ce qui concerne la discussion de cette hypothèse et de cette notion de résistance, mes créations picturales fourniront également l’épaisseur d’évènements en partie superposables. Nous avons donc tout à gagner à nous cantonner dans ce champ bien précis et à sérier les problèmes.

Au sortir de l’enfance, la personnalité que l’adolescent se suppose lui semble un domaine immense à découvrir. Mieux étudié par les romanciers et les poètes que par les psychologues, .... la vie dangereuse que certains vivront toute leur vie à la recherche d’une épreuve par laquelle valider leur être.

Au sortir de l’adolescence, en refoulant en bloc le monde de l’enfance pour s’affirmer en tant qu’homme tout en ne pouvant oublier totalement le merveilleux propre aux premiers âges, l’intérêt vierge et passionné et en plus, en ce qui concerne notre génération, les réalités terribles de la guerre nous ont mûrit précocement.

Ayant lié le sort de la poésie à l’usage de l’alcool, je me trouvais doublement motivé. Puis l’usage de l’alcool devint une épreuve, une souffrance. Je me mis à lutter avec et contre lui, comme avec un allié peu sûr. Je devins enfin son ennemi déclaré. L’épreuve, le sens de l’épreuve, la protestation virile exigeant d’aller jusqu’au bout, ce qui n’a rien d’étonnant chez un individu qui asservit ses buts à un impitoyable perfectionnisme.

A l’adolescence, à l’opposé de cette motivation négative, il y avait - et elle fut plus tenace - une motivation positive, cette esthétique du dérèglement de tous les sens dont Rimbaud donne la consigne et l’espoir d’inventer des merveilles qu’on se croit incapable de trouver à l’état de veille et que l’on cherche comme les surréalistes, en prospectant son inconscient.

Ce que l’usage de l’alcool m’a appris, c’est qu’il n’apporte rien qui ne soit en nous-même, mais que son rôle de déshinibiteur est puissant. Encore faut-il tenir pour essentielle l’étique sur laquelle se fonde la démarche, le péril réellement vécu qui n’est pas un simple rite de mort pur une résurrection, (comme il se pratique sur un mode symbolique dans certaines religions), mais une agonie douloureusement vécue, une épreuve réelle, dont l’exemple m’apparaît chez Rimbaud, avec ce qu’elle comporte d’encanaillement, qu’il ne faut pas confondre et prendre pour de l’auto-destruction, ce à quoi inclinent trop facilement les psychiatres.

Le suicide quotidien de Mallarmé (Sartre). Poison et remède à la fois. Si quelque chose me semble important, c’est le fait d’avoir côtoyé la mort et de m’être affranchi de toute crainte, d’avoir dédramatisé l’existence, de ne plus savoir ce qu’est une panique, de sentir un fond profond de serein quelle que soient la nature des évènements qui n’en conservent pas moins leur sérieux.

J’ai dit que l’alcool avait été entre autre un instrument de libération, un déshinibiteur, mais poison autant que stimulant, anesthésiant et tout à la fois générateur d’angoisse, il m’a permis d’amorcer mais non d’épanouir, les facultés dont je cherchais à mettre l’énergie latente en valeur. La destruction a été facilitée, elle n’a pas été de soi. Un effort à faire pour... Une réaction de défense vers le beau, l’harmonieux... Pour le spectateur, mes oeuvres les plus inspirées, les plus tumultueuses, les plus délirantes sont celles que je crée aujourd’hui de sang froid, avec le souci d’équilibrer des formes, de composer des ensembles, d’harmoniser et structurer un espace. Le contenu m’est donné par surcroît. Ce qui aux autres paraît délirant et monstrueux, n’éveille en moi que ... qualifiés abusivement de monstres.

Ainsi donc, tant pis pour ceux qui se laissent prendre au piège de la forme comme à la toile que l’araignée tisse. Mes formes n’ont pas automatiquement été tragiques lorsque ma vie l’a été. Il m’a fallu faire un effort pour que le tragique y paraisse, un effort pour que la désintégration de l’image rende le trouble de l’esprit. Encore, avais-je décidé que c’était par la désintégration des formes que j’exprimerais le mieux ce trouble. La preuve en est que sans cesse la molécule un instant dissociée se recomposait selon des principes d’harmonie. Sans cesse un souci du beau, composait-il un masque de séduction, effaçant la grimace, et le spectateur séduit bien souvent s’y est trompé. Par contre, lorsque je peins à présent de sang froid, sans chercher à vivre ni exprimer de conflit, composant mes effets, on y voit ce qu’on appelle une tératologie, un monde halluciné, voire des "crachats de l’âme".

Certains veulent y voir le reflet de mon monde intérieur alors qu’il s’agit d’un démarche instruite et bien souvent, certains l’ont compris, inspirée par l’humour. Ce que cet humour prend pour cible, ce qu’il me plaît entre autre de donner en spectacle est l’image convenue de ce qu’on considère, comme la représentation du fantastique et l’expression du tragique. Y mettre une force de persuasion, donc du talent est ma principale ambition. Pour le reste aucune tératologie n’atteindra jamais certains portraits fidèles à la réalité, peints par Frans Hals ou Goya. On peut jouer à se faire peur, sans toutefois être dupe

On convient que l’art est un moyen de connaître l’âme humaine, pourtant combien n’en attendent que des images de surface : le résultat de la création, non la démarche créatrice. Faire reposer l’acte créateur sur un savoir acquis par un apprentissage est à l’opposé d’une recherche où le parti-pris de base est de refuser tout savoir, de contourner les îlots de terre ferme constitués dans son être par l’expérience, afin de naviguer sur l’élément instable inconnu.

Il paraît que je peins des hiboux. C’est sans doute la raison pour laquelle, au début de la première expérience, le professeur Bobon m’a demandé d’en dessiner un. Hors les conditions où je me trouve, pinceau en main, le Hibou n’a pour moi de réalité qu’au jardin zoologique. Je peux même prétendre que je n’ai jamais dessine de hibou mais seulement des formes qui peuvent faire penser au hibou. Et si dans la mesure où j’admets que ces formes peuvent en effet être des hiboux, il m’apparaît que ce hibou doit faire l’objet d’une psychanalyse, non du type traditionnel dont le but sera de faire surgir ce hibou de la boite de Pandore de l’inconscient, mais du processus qui me mène à admettre que la forme créée m’apparaît après coup en tant que hibou. Face à l’objet qu’est cette forme, nous allons comme dirait Bachelard, psychanalyser la démarche épistémologique qui me conduit à admettre cette forme en tant que hibou.

Deux facteurs vont jouer : l’analogie qui ne tient compte que du résultat et l’affabulation à posteriori. Non seulement d’un dessin à l’autre, d’un hibou à un autre hibou, il n’y a en moi pas de hibou, mais de plus, si l’on admettait la réalité profonde de mon hibou, je m’expliquerais mal que le rêve ne m’en ai jamais fourni la moindre image, ou même, à défaut de le voir, le buisson dans lequel supputer sa présence. En outre, au paroxysme du delirium, nul fantasme, pas plus que dans le pré delirium, de vision.

Ce qui étonne peut-être, n’a pour moi rien d’étonnant. Mon hibou de synthèse est essentiellement le produit instable d’une imagination qui ne travaille pas sur des images. Mon hibou est moins un hibou qu’il ne tend à être un Ubu, un père hibou, un Ubu vu par l’hibou de la lorgnette. On voit le danger d’interprétation des résultats sans analyse profonde de la démarche et surtout de valoriser les formes dans le champ de l’interprétation.

Pour ma part, alors que j’en ai dessiné et peint des dizaines, je me flatte de ne pas être capable de figurer un hibou hors les circonstances aventureuses où le hasard que je provoque entre en jeu. Je le peux, si l’on me donne un modèle, copier des formes ressemblantes à l’objet proposé. Mais ce hibou ne sera pas dans ma manière, tandis que le hibou né dans les circonstances où réellement il n’apparaît pas à mes sens, ni son image dans la pensée, je le dessine en ignorant que c’est à lui que mon tracé conduit. J’ajouterai que jamais je n’ai rêvé, que jamais je ne me suis imaginé un hibou tel que je le dessine. Ce hibou n’existe qu’au moment où je dessine. Entre un hibou et un autre hibou dessiné, il n’y en moi pas de hibou. Ainsi, tant pis pour ceux qui se laissent prendre au piège des formes comme à la toile que l’araignée tisse.

Le rêve n’a pas l’apanage exclusif du merveilleux, du grand écart de l’empan qui déploie notre monde mental, non plus que ce libre exercice de la pensée en dehors du contrôle de la raison... comme se définit l’automatisme dans le surréalisme. En ce qui me concerne, mes activités oniriques sont d’un prosaïsme navrant : des rêves bons le matin pour la poubelle. A quelle profondeur, à quel étage de la personnalité habitent les monstres et fantômes que je dessine ? Poésie et humour, lyrisme et critique au sens où Mallarmé définit cet alliage.

N’en irait-il tout simplement comme d’un phénomène de grossissement ? Tout est rassurant à l’oeil nu mais l’inquiétude surgit au moment où s’interpose la loupe. Si une inquiétude et une angoisse peuvent naître, c’est celle que nous soyons capables de transfiguration, de grossissement et de retentir à cette constatation. Inquiétude de pouvoir s’inquiéter ; angoisse d’une angoisse possible ou comme dirait Platon : idée d’une idée, phénomène d’une amplitude relative, conséquente, propre à l’étiage de notre civilisation ; la connaissance de soi s’est adjointe la loupe, exemple d’un phénomène de jeu d’amplitude : les "orages" du cerveau.

La puissance hallucinogène de la réflexion et de la connaissance dans les conditions d’intégration requises et de liberté réalisées comme condition fondamentale me paraît, par la création, déboucher sur le domaine de l’imprévu, de la surprise, du "délirant", comme aucune drogue à laquelle on doit de perdre le contrôle ne le peut. Je me donne en exemple, je pourrais prendre celui de Magritte. Par voie de rationalité, les faits les plus extraordinaires peuvent être vécus sans qu’il faille les attendre des abysses de l’être.

Et s’il est vrai que le déterminisme psychique est sans faille, étagé comme la psychanalyse l’a décrit, l’authenticité de la révélation sera aussi riche, aussi totale dans l’un et l’autre cas. Ce qui n’est pas fait pur m’étonner car si le rêve, par référence à l’expérience contrôlée, débloque la pensée et lui confère une deuxième nature, la démarche rationnelle, par référence à l’expérience communément vécue, nous prouve qu’elle distord la pensée tout autant sinon plus et qu’elle exige l’adhésion à des dispositions d’esprit proprement étonnantes.

Le surréalisme a confondu rationalisme et rationalisation ce qui ne diminue pas son importance poétique et sa portée historique. Ce n’est pas son verdict mais sa procédure qui est à remettre en question. D’ailleurs, c’est de l’automatisme inconscient, clé de voûte de l’édifice surréaliste que le poète a le plus à se défendre pour sortir des ornières et des routines. Le merveilleux qu’on y découvre est celui de l’acquis. Rarement de l’invention. Déboucher sur l’inconnu n’exige pas la passivité ni l’abandon.

En dessinant mes fantômes et mes monstres, je ne prouve pas que ces fantômes et ces monstres m’habitent mais que je suis capable de les enfanter hors de moi, non par voie d’accouchement mais par acte de véritable création. Qui ne rirait d’un substantialisme naïf, imaginant dans le cerveau d’un de nos savants, non un corps de doctrine, mais une bombe atomique ! C’est pourtant à cette dérision qu’on abouti par une conception simpliste du mécanisme de "l’expression" de la "projection" ! Un acte créateur n’est pas expression. Ce n’est pas "un rendu" (au sens que l’on donne à ce mot quand on dit d’un dessin par exemple qu’il est bien "rendu").

Tels sont les à-priori avec lesquels j’ai abordé mes expériences, à-priori non seulement pensés mais vécus, mis en pratique en chacun de mes actes créateurs. Peut-être explique-t-il en partie les résistances de mon moi à succomber ou l’inefficacité de la drogue. Je serais incapable de dire si les défenses de mon moi étaient trop fortes ou si tout simplement, il n’y avait aucun obstacle à faire sauter.

Au cours de nos expériences, honnêtement, je me suis soumis à la passivité, m’illusionnant autant qu’il se peut sur la possibilité d’être agi par une inspiration autre que ma volonté créatrice ; sur la possibilité de n’être que le conducteur comme dit Cocteau d’une force qui nous habite et dont nous ne sommes pas maîtres. Le résultat ne fut qu’un pastiche médiocre, ayant les défauts des qualités des oeuvres que je considère comme réussies. Si vous me demandez comment j’explique cet état de choses, j’avouerai que je ne l’explique pas. Par contre ce qui m’apparaît est le flou extrême de la notion de passivité et son manque de contenu scientifique, qui permet de fonder sur sa nébulosité n’importe quel type d’explication. Cette "passivité créatrice" est le mythe d’une époque où les problèmes aigus d’aliénation, de refoulement ont certes donné de l’épaisseur à ce qu’on appelle l’inconscient.

Mon hypothèse est que si mes expériences hallucinogènes sont restées sans résultat, c’est que je ne m’y suis pas senti impliqué comme je l’ai été dans mon expérience de l’alcool, qu’elle a été vécue avec une intensité telle que la facticité de l’expérience en laboratoire m’a empêché de me sentir concerné. D’autre part, si intense que fut l’expérience alcoolique, je n’y ai trouvé qu’un incessant démenti aux espoirs qui l’avaient provoquée.

En me référant à mon expérience de l’alcool, ce que je puis dire en toute certitude, c’est que levées certaines inhibitions, d’un ordre souvent bien limité, entravant l’épanouissement de l’être sur un plan étroitement névrotique, il n’y a plus rien à attendre que de l’esprit lui-même.

Par la même occasion, on verra ma distance d’avec le surréalisme et le champ que je prospecte au delà, sans nier que la pratique psychanalytique et l’expérience surréaliste me paraissent les étapes indispensables à la formation et à l’émancipation de l’esprit.

Lourds de sens reçus, les mots expriment mais ne créent pas. La preuve en est que la science doit s’inventer son vocabulaire. "Donner un sens plus pur aux mots de la tribu" dit Michaux et encore "Ne voit-on pas que je peins pour échapper aux mots"

Pour tout homme sans doute, mais plus encore pour un écrivain, un poète, se heurte à ce qu’il sent être les limites même de l’expression est un drame, une mort que l’on accepte de vivre ou qui conduit réellement au suicide. Dans sa préface aux poésies de Mallarmé, Sartre me semble révéler de ce drame et des circonstances qui empêchèrent son irrémédiable consommation, un aspect capital. Michaux de même, lorsqu’il nous dit : "Ne voit-on pas que je peins pour laisser-là les mots. La démangeaison du comment et du pourquoi ?"

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Texte écrit à l'occasion d'une conférence organisée par le Docteur Ferdière à Paris où les Docteurs Crahay et Bobon parlaient d'une expérience de peintures réalisée avec Jean lors de l'ingestion de psyllocibine (titre donné par Sanky pour retrouver le texte).