De la tragédie à l’artifice ou l’art d’inapparaître
Des pénombres, des presqu’îles, des attouchements de nuits, des détails subversifs, des terreurs incertaines, des morceaux de trésor, des trésors étranglés, des cris refusés par des gorges inhumaines... stop ! Voici que débarque sur une plage anonyme et mondaine un film qui n’a laissé personne indifférent et qui a bouleversé. Fireworks détonne sur le sable chaud d’un festival de films où l’on se gargarise d’avant-gard sans surprise : des audaces formelles qui n’ont jamais engagé et qui n’engagent à rien. Kenneth Anger propose un chef d’oeuvre insoutenable. Je fais partie d’un jury aparemment intelligent. Le surréaliste belge, André Souris est le seul à répondre à ce qui pour moi fait force de loi. Le film est refusé. Je le montre à Cocteau et quelques amis. L’administration chemine de bouche à oreille. Le film a passé au travers des mailles de la police maritime américaine. Il nous est parvenu.
Triomphe d’une homosexualité d’une rigueur extrême sans autre complaisance qu’un sadisme dénué de sarcasme. Cocteau visionne le film et s’évanouit d’émotion. Nous sommes peu à savoir qu’un feu dans les salles obscures lève un voile d’argent. Le deuxième festival de Knokke-Le Zoute s’achève. Je regagne Paris et le téléphone sonne. Mary Meirsonne m’appelle de la Cinémathèque et me demande d’accueillir Kenneth Anger chez moi au 54 de la rue Jouffroy. Je ne suis pas seul, Henri Langlois est mon hôte. Une aventure commence. Braunberger accepte de mettre son studio de la rue Lhomond à la disposition de Kenneth. Je lui trouve des acteurs, les mimes qu’il affectionne, des acteurs muets : Jean Soubeyran, Nadine Bellaigue et d’autres que j’oublie.
Dans un décor fabriqué de nos mains, en plastique et feuille de mica, Kenneth désemparé par les Français qui ne comprennent ni sa langue, ni sa mentalité d’américain tourne "La lune des lapins". Une page est tournée. Mary Meirsonne a joué son rôle de grande animatrice. Henri Langlois a contemplé le spectacle. Kenneth part pour Londres.
Quinze ans plus tard, je le retrouverai dans des circonstances dramatiques à San Francisco où il avait aménagé le décor féerique d’une défaite : de tourbillonnantes lumières sur fond noir, des parfums, des coussins, des draperies, un champ de rêve obscur et des immensités.
Alors que dans un grand auditorium, cathédrale des Hippies, il célèbre un culte à des divinités qu’il est seul à connaître, spectacle grandiose et quelque peu dérisoire, on dérobe, dans sa voiture, l’original du film qu’il était en train de réaliser : "Lucifer Rising". Miracle d’une obstination sans cesse mise à l’épreuve, Anger recommence son film à Londres. Il me reste la trace de son premier travail à San Francisco : Une affiche qui est le seul témoin d’un naufrage douloureux et d’une revanche continue.