Henri Storck : Un jour de 1946, mon vieil ami Luc Hasaerts, a souhaité que je fasse ta connaissance et celle de Jean Raine. Comment as-tu connu cet homme merveilleux ?
Luc de Heusch : Dans la bibliothèque de mon père se trouvait un livre qui me livra un jour (j’avais seize ou dix-sept ans) les clés de l’art moderne : Flandres. J’y découvris un ton nouveau, des peintres fascinants d’aujourd’hui. Les deux auteurs étaient Luc et Paul Haesaerts ; j’écrivis à Luc en lui décrivant l’exaltation dans laquelle m’avait plongé ce livre qui avait l’audace de montrer les tableaux en très gros plans, comme on le fera plus tard au cinéma. Il me répondit avec une extraordinaire gentillesse, m’invitant à venir lui rendre visite à Meise, au nord de Bruxelles, où il recevait chaque dimanche un pléiade d’amis et de nombreux jeunes artistes encore inconnus, dans une vaste maison qui s’appelait "Le renard boiteux".
Ce devait être en 1945, peu après l’armistice. Ce fut le début de l’apprentissage de la liberté d’esprit, une renaissance. C’est là que je rencontrai ces merveilleux aînés qui, ô surprise, me parlaient avec humour et simplicité de tout ce qu’ils aimaient et que j’aspirais à connaître après le total isolement de la guerre qui avait imposé une chape d’ignorance aux adolescents qui comme moi avaient treize ans le 10 mai 1940). Ces hommes et ces femmes s’appelaient Luc et Manette Hasaerts, Robert et Yvonne Giron, André et Tita Thirifays, et tant d’autres.
H. S. Tu as parlé de la maison de Luc, "Le renard boiteux" (le nom flamand était très joli : "Manke vos"). C’était une superbe villa construite par Paul Hasaerts. J’y ai habité un an avec Luc et Manette durant la guerre. Avec Henri d’Ursel, nous y élaborions les objectifs cinématographiques du Séminaire des Arts, notamment la création d’un Ciné-club dans la grande salle du Palais des Beaux-Arts, la production de films sur l’art, la création en 1948 d’une Fédération Internationale du Film sur l’Art à Paris, sous la présidence de Fernand Léger et sous la protection d’Henri Langlois et de Mary Meerson, de Man Ray, de Jean Leymarie et de Picasso, lequel offrait une litho pour récompenser les meilleurs films dans les Festivals que cette Fédération organisait.
L. de H. Henri d’Ursel que tu viens d’évoquer, a beaucoup compté pour moi. Avec Jean Raine, mon camarade de lycée, qui suivait le même parcours initiatique, j’allais souvent dîner chez lui dans un joli appartement situé sous les combles de l’impressionnant hôtel d’Ursel, qui défiait les triste temps futurs : c’était un petit palais XVIIIème siècle, aujourd’hui remplacé par un hideux bâtiment de verre et de béton qui abrite, au n°28 de la rue Marché au Bois, la Loterie Nationale.
En ce temps-là, régnait en maître sur ces lieux grandioses, dignes d’un décor de Visconti, un mystérieux duc, le père d’Henri, que nous craignions, pauvres manants, de rencontrer dans l’escalier... C’est la première fois que j’entendis un domestique ganté de banc, annoncer à une jeune et jolie dame, l’épouse d’Henri d’Ursel, qui se prénommait Madeleine : "Madame la comtesse est servie". Avec eux, Jean et moi découvrions le cinéma, dont la guerre nous avait privé.
H. S. Paul Davay raconte un fait peu connu : Henri d’Ursel aurait été le troisième assistant de Carl Dreyer pour la Passion de Jeanne d’Arc.
Lui-même a réalisé un film d’inspiration surréaliste avec la complicité du poète Georges Hugnet, à Paris, en 1928, La Perle. Davay est émerveillé par ce film et regrette, comme nous l’avons tous fait, qu’Henri d’Ursel s’en soit tenu à cette seule expérience.
L. de H. Chez Luc et Manette on rencontrait une foule de gens : le vieux Tytgat, Brusselmans, Edouard Pignon, du côté de la peinture ; Jean Grémillon, toi-même du côté du cinéma.
Je me liai bientôt avec Pierre Alechinsky qui avait comme moi dix-neuf ans. Il était inscrit à la section Illustration du Livre de l’Ecole de la Cambre où Luc Hasaerts donnait un cours époustouflant et fort peu académique sur l’histoire de la peinture (je l’ai vu un jour entrer en transe en parlant du Gréco). Tout de suite, Jean Raine et moi, nous devînmes de grands amis d’Alechinsky. Pierre me demanda le texte d’accompagnement de son diplôme de fin d’études, intitulé "Les Métiers" (1949). Un an auparavant j’avais écrit l’introduction à sa première exposition personnelle à Bruxelles, à la Galerie Apollo, dirigée par Robert Delevoy. Nous n’avons cessé de nous revoir depuis quarante ans.
H. S. Le père d’Alechinsky était un excellent médecin, un personnage très original et très attirant. Il avait beaucoup d’affection pour son fils et l’a soutenu dans son voyage au Japon. Pierre en a rapporté un film qui met en scène un calligraphe d’un style résolument nouveau.
Mais revenons à Luc Hasaerts et son appartement.
L. de H. Cet appartement de la rue du Musée, Manette et Luc Hasaerts décidèrent l’année suivante de le louer. Nous conclûmes l’affaire, Jean Raine, Louis Boxus (un homme de théâtre) et moi-même. Je poursuivais mes études à l’Université de Bruxelles, mais toutes les nuits c’était la fête. Notre porte était toujours ouverte (je crois bien que nous en avions perdu la clef). L’on dansa et l’on s’enivra chez nous durant six mois. Malheureusement, nous n’avions pas d’argent pour payer le loyer (nos invités, plus âgés, apportaient boisson et nourriture) et chaque mois je me rendais tout penaud chez Luc Hasaerts pour le mettre au courant de la situation qu’il acceptait avec bonhomie. Pire, un jour un peintre ivre (que je ne nommerai pas) lança une bouteille sur le miroir qui, naturellement, se brisa. Mais comme les morceaux tenaient encore ensemble, Manette eut ce mot charmant "Cela ne fait rien, j’y collerai des papiers colorés et cela fera un joli tableau".
Programme qu’elle exécuta effectivement.
H.S. Comment as-tu rencontré Jean Raine ?
L. de H. Lorsque j’étais premier de classe au lycée Adolphe Max, à Bruxelles, Jean Geenen (qui ne s’appelait pas encore Raine) était invariablement le dernier. Nous nous ignorions superbement. Jusqu’au jour où un jeune garçon insolent, qui avait été chassé du collège des jésuites, fit son entrée en classe de troisième : Hubert Juin. Il nous stupéfia par son extraordinaire connaissance de la littérature contemporaine. Pour défier le professeur de français, il apporta "Le Révolver aux cheveux blancs". Mais Fernand Verhesen connaissait parfaitement André Breton et depuis lors il fut le complice attendri d’une étrange rencontre : Jean Raine et moi étions à l’écoute d’Hubert Juin (qui s’appelait en réalité Loescher).
Lorsque les alliés se rapprochèrent de Bruxelles durant l’été de 1944, Hubert, Jean et moi décidâmes de nous enfermer durant deux mois chez les parents Loescher pour préparer le bac, en faisant l’économie de la classe de première (nous sortions de la seconde, que l’on appelait fort joliment en ce temps-là "la poésie").
Nous nous croyions donc poètes et nous ne cessions d’écrire des vers libres). Entre Horace et une démonstration de trigonométrie, Hubert nous lisait d’une voix angoissée le dernier poème qu’il dédiait à Monique X... Puis le soir il lui lisait le texte au téléphone, en attendant avec impatience sa réaction qui parfois se faisait longuement attendre. Alors il devenait pâle et ses mains tremblaient. Je devins naturellement amoureux de Monique.
Hubert Juin ne réussit pas l’épreuve de dissertation française (je suppose qu’il eut tort de citer "Le révolver aux cheveux blancs" Jean Raine et moi nous franchîmes l’obstacle, et, assoiffés de connaissances, nous nous inscrivîmes un peu partout à l’Université de Bruxelles : droit, sciences politiques, histoire de l’art et archéologie. Nous étions des étudiants tous terrains.
Jean perdit pied lorsque, au cours d’un examen, le professeur de droit civil extirpa une montre de son gousset et, la brandissant sous son nez d’un air menaçant, hurla : "Qu’es-ce que c’est ?" Jean bafouilla : "Une montre", alors qu’il fallait donner la définition du droit de propriété.
Il renonça, je persévérai, en abandonnant toutefois, chemin faisant, le droit et l’histoire de l’art. Car, en ce temps là, à l’Université de Bruxelles, cette dernière discipline s’achevait (de justesse) aux impressionnistes, et je me souviens d’un professeur de littérature, qui disait d’un air entendu que l’avenir jugerait le "cas" Claudel.
Jean Raine ne cessa d’être mon plus fidèle compagnon. Nous étions comme deux jumeaux. Lorsque je gagnai en 1946 le concours des "jeunesses théâtrales" avec une pièce en un acte, intitulée "Jean Louis l’artificiel", il m’aida à fabriquer les décors que Raymond Cossé avait conçus pour l’unique représentation qui eut lieu dans la salle de musique de chambre du Palais des Beaux-Arts. L’intrigue n’était pas très claire (en ce temps là je croyais que l’ambiguïté était le secret du grand art) à tel point que Raymond Gérôme qui tenait le rôle principal me demanda à brûle pourpoint avant d’entrer en scène : "Est-ce que je suis amoureux de Nadine ou non ?" Je répondis oui et il interpréta avec brio mais très approximativement mon texte. A l’université, j’étais fou d’amour de Nadine. Elle ne répondit jamais à mes lettres. La dernière en date lui proposait un rendez-vous tout à fait saugrenu devant l’Eglise Saint Germain à Paris, au début des grandes vacances.
Je consultai une amie voyante qui m’assura que le rendez-vous serait différé. Je ne différai rien et elle ne vint pas. Dépité, malheureux, je partis visiter l’Italie. Au retour de Florence, je repasse par Paris, et me voilà au Louvre.
Elle était là, devant la Joconde. Dans une telle conjoncture, je n’eus aucune peine à l’entraîner au parc de Sceaux. L’après-midi était ensoleillée et nous nous étendîmes sur l’herbe. Mais j’étais tellement abasourdi que je n’eus même pas l’idée de l’embrasser.
Jean Raine et moi à présent allions souvent dîner chez Fernand Verhesen, que nous vénérions. Nous eûmes la chance de l’avoir comme professeur de français durant des années de lycée où pour notre plus grand bien, il nous fit inlassablement analyser les phrases de Proust, du point de vue logique et grammatical. Comment avez-vous pu, cher Fernand, écouter avec une indéfectible bienveillance jusqu’à une heure tardive de la nuit nos insipides poèmes ?
Nous nous déclarâmes surréalistes. Mais nous ne nous souciions nullement de voir Magritte et consorts. Nous voulions voir directement le Maître : André Breton. Dès qu’il revint de New York, nous nous précipitâmes à Paris pour le rencontrer (et en fait trouver un nouveau père). Il nous reçut entouré de beaux objets, de somptueux tableaux, que nous osions à peine regarder dans son appartement, 40, rue Fontaine, près de la place Blanche. Il nous envoya chez Pierre Mabille, l’anthropologue du groupe surréaliste. L’auteur du Miroir du Merveilleux revenait d’Haïti. Ce fut le début d’une trop courte mais fervente amitié, car Mabille mourut très jeune en 1952. Nous visitâmes aussi dans leur atelier Giacometti, Brauner, Hérold... Ce n’est que bien plus tard, lorsque que je tournai un film sur Magritte que je fis la connaissance des surréalistes belges et que je me liai d’amitié avec cet homme de grand coeur et de parfaite déraison : Louis Scutenaire.
H. S. Pierre Mabille, tu me le fis connaître à l’époque. C’était aussi le médecin d’André Breton. Et un magicien... J’ai lu avec passion ses livres "Le Miroir du Merveilleux", "Egrégore", son pamphlet sur "Thérèse de Lisieux", etc... Et je me rappelle le film que Jean Raine consacra au Test du Village, que Mabille, qui pratiquait la psychologie expérimentale, avait mis au point.
L de H. Jean Raine a beaucoup compté pour moi. Il m’a fait découvrir Michel de Ghelderode, et nous avons réalisé ensemble un film qui lui est consacré. Il écrivit ensuite le texte de Perséphone et fut associé au scénario de Magritte ou la leçon de choses. Puis nous nous sommes un peu perdus de vue... Mais je lui dois énormément. Grâce à lui, j’a compris qu’il ne servait à rien d’être le premier de classe...
A cette époque, Luc Haesaerts, bouillonnant d’enthousiasme, était le centre de l’avant-garde intellectuelle à Bruxelles. Il animait les différentes sections (théâtre, cinéma, littérature, musique) du Séminaire des Arts. C’est là que nous rencontrâmes André Souris, puis Célestin Deliège, qui nous initièrent à la musique contemporaine.
Ma mère avait été chanteuse d’opéra et elle s’était évertuée en vain à m’enseigner le violon, instrument que je vendis avec soulagement lorsque j’eus dix-huit ans, ce qui me permit de faire un bref tour de France. Toutes ces rencontres singulières inquiétaient fort mon père qui m’avait inculqué l’esprit de sérieux et bientôt nous nous brouillâmes, ce qui contribua grandement à mon initiation car je fus obligé de gagner ma vie avant la fin de mes études.
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H.S. A Paris, nous avons souvent rencontré Henri Langlois, le fondateur et le directeur de la Cinémathèque française. C’était un très grand ami.
L. de H. Il était venu à Bruxelles en 1946, à l’initiative d’André Thirifays, qui dirigeait la Cinémathèque de Belgique. Pour nous aider à survivre, André nous avait proposé alors à Jean Raine et moi-même d’assister Henri Langlois qui venait monter au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, une exposition consacrée à l’histoire du dessin animé. C’est alors que nous nous initiâmes à fond à l’histoire du phénakistiscope, du zootrope et du praxinoscope dont les cinéphiles belges ignoraient à peu près l’existence et nous devînmes, Jean et moi, les guides attitrés de l’exposition.
H. S. Henri Langlois avait le génie de la présentation des objets et de la mise en scène des expositions. Son Musée du Cinéma de Paris est un chef-d’oeuvre du genre et lui assurera une gloire durable à condition qu’on l’empêche de périr sous la poussière.
Mais les talents d’Henri étaient nombreux et ses initiatives surprenantes et toujours efficaces. C’est ainsi qu’au cours du Festival de 1947, Henri Langlois et son ami maître Gaston Bouthoul prennent l’initiative de créer une Union Mondiale du Documentaire qui réunissait John Grierson et les grands ténors de cette discipline. Iris Barry, fondatrice de la Cinémathèque américaine y contribua beaucoup. Ce Gaston Bouthoul était un homme peu ordinaire. Il écrivit sur la guerre des livres prophétiques, qu’il serait bien utile de méditer.
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