BELLAIGUE Nadine née à Paris en 1926
En 1946, Nadine Bellaigue vient jouer à Bruxelles "Victor ou les Enfants au Pouvoir" de Roger Vitrac mis en scène par Michel de Ré. Elle jouait le rôle d’Esther. J’en avais construit les décors (avec du matériel de récupération de l’exposition que la cinémathèque française avait organisée au Palais des Beaux Arts de Bruxelles). En effet un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Les paramètres sont trop nombreux pour expliquer ce qui nous fit nous jeter dans les bras l’un de l’autre. Disons toutefois qu’en m’engageant à venir travailler à la cinémathèque, Langlois contribua à favoriser mon installation à Paris. Notre mariage dura cinq ans, union dont naquit notre fils Boris, dont Mary Meerson fut la marraine.
DE HEUSCH Luc né à Bruxelles en 1927
Amis dès l’adolescence, profondément unis par nos affinités et nos contradictions, parfois pour le pire souvent pour le meilleur, depuis que la guerre et nos difficultés avaient cimenté des liens qui jamais ne se déferont. Misère matérielle, misères sentimentales, rien ne nous fut plus commun ni épargné. De l’ethnologie au cinéma le cheminement fut passionnant, zigzagant dans d’autres branches du savoir et de l’art. Les colonnes des plus épais journaux ne suffiraient pas à relater les faits divers de nos deux existences. Luc de Heusch est actuellement professeur d’ethnologie à l’université de Bruxelles et auteur de nombreux ouvrages. J’ai collaboré à la plupart de ses premiers films à commencer par "Perséphone", "Ruanda", "Fête chez les Hamba", "L’investiture du chef". Et c’est ensemble que nous avons réalisé en 1955 un film sur Michel de Ghelderode ainsi que "Moderne Smaak, Moderne Woon", film sur l’architecture en Belgique.
STORCK Henri né à Ostende le 5/9/1907
C’est par Henri Storck que je fis la connaisance de Flaherty, de Joris Ivens, de Jean Painlevé : la découverte d’un monde, celui du documentaire poétique et sérieux tout à la fois. Henri Storck reste pour moi une figure de proue de l’école des documentaristes, discipline de la rigueur qu’il m’a transmise. Je n’ai qu’un seul regret, c’est qu’il n’ait pas sacrifié davantage à son oeuvre véritablement personnelle. N’oublions pas qu’il est l’auteur de "Idylle à la plage" film dans lequel Raymond Rouleau fit ses débuts au cinéma, celui du "Monde de Paul Delvaux" et surtout celui de "Symphonie Paysanne" qu’Henri Langlois et moi avons si souvent programmé à la cinémathèque. Avec Henri Storck, j’ai eu la confirmation, à l’occasion de plusieurs films, qu’il est possible de donner le meilleur de soi, même lorsqu’il s’agit de concéder aux tâches alimentaires.
FRANJU Georges né le 12/4/1912 à Fougère
Au temps où le documentaire, souvent de court métrage, est dépositaire des valeurs profondes de la poésie dans l’histoire cinématographique - Jean Vigo, René Clair, Henri Storck, Jean Lots, Autan Lara, Joris Ivens... J’en passe par paresse et par manque de mémoire et Jean Painlevé qui m’a permis de réaliser mon premier film). Franju est à mes yeux un boxeur qui met K.O. son adversaire au premier round. "Le sang des bêtes", "L’Hôtel des Invalides" etc... Georges Franju fut, dans mes bas fonds, très longtemps un complice. Nous ne rations pas un cocktail ou quelqu’autre occasion de nous "beurrer". Si les visiteurs de la présente exposition s’y retrouvent dans la pagaille, ils verront une photo de Gorges et moi, prise à l’Unesco, nos regards convergent sur les bouteilles. Cérémonie d’adieu pour le départ de Francis Bollen qui devint par la suite mon distributeur très sympathique et très inopérant.
LANGLOIS Henri né à Smyrne le 3/11/14 mort à Paris 1977
Ayant horreur des nécrophiles et des corbeaux qui se disputent les cadavres en prétendant les aimer, je renonce à parler de lui de même que de Mary Meerson. Ce serait profanation que de réduire à une implosion superbe ce qui fut une galaxie. Le corbillard de Langlois aura pataugé dans la boue des calomnies. Langlois fut un amant dans l’estime que nous avions l’un pour l’autre, épris et complices dans un même travail. De 46 à 61, époque de multiples déplacements motivés par les films que je réalisais ou par des obligations littéraires, je restai le confident et souvent l’éminence grise qui fit de moi une espèce de père Joseph.
Ce fut un échec pour moi que de ne pas le confirmer dans son propre travail littéraire : un roman écrit moitié en français, moitié en grec moderne. Peut-être le retrouvera-t-on un jour ainsi que ses écrits sur Feuillade qu’il n’a jamais eu le temps de finir. D’une imagination débordante, nourri souvent des Faits Divers publiés par France Soir ainsi que des horoscopes auxquels il attachait une importance énorme, il réinventait sa vie qu’il avait besoin de nimber d’intrigues et de mystères.
Consécration qui fit pâlir certains, en 1975 l’exposition de mes peintures qu’il organisa dans les salles du futur musée du cinéma et la réception rue de Courcelle à l’occasion du mariage de mon fils Boris, réception qui me permit de faire connaître à ma troisième femme et à mon deuxième fils, Pierre François, tous les amis, ceux de toujours, peintres, écrivains et cinéastes pour lesquels la cinémathèque fut un aimant.
MEERESON Mary née en 1900 à Sofia
Veuve de Lazarre, elle fut, comme je crois l’avoir dit, la marraine de mon premier fils. Sa présence volcanique à la cinémathèque suscita autant d’enthousiasme que de haine mais je prends sur moi d’affirmer que sans elle Henri Langlois n’aurait pas été ce qu’il fut. Ceux qui l’ont aimé, et dont je suis, ont trouvé en elle la complice idéale des tumultes qui scandalisaient les médiocres. L’anarchie n’avait pas et n’a toujours pas droit de cité. Omniprésente, Mary quittait rarement la cinémathèque. Dans ses rares moments de repos elle avait choisi le téléphone comme le plus inconfortable des oreillers.
EISNER Lotte (Escoffier) née le 5/3/96 en Allemagne dcd le 25/11/83 à Paris ; Escoffier durant la guerre.
Escobar comme j’aimais l’appeler (pseudonyme bien porté pour un flibustier d’envergure). Madone des sleepings comme la surnommait Henri Langlois, nimbée du prestige de tous les grands noms de l’expressionnisme allemand, ratissant des documents inestimables à Hollywood, notament chez ceux qui avaient fui Hitler et le nazisme, Lotte Eisner fut comme chacun le sait une victime consentante d’Henri Langlois, au détriment très certainement de son oeuvre personnelle. Ses râles et ses disputes avec Langlois résonneront toujours à mes oreilles.
Dans ce lieu sacro-saint qu’était la cinémathèque, comme dans les pièces de Marivaux, les fausses sorties étaient fréquentes, toujours elle revenait en grommelant : "Diabel, Diabel !". J’ai partagé longtemps un bureau avec elle et Musidora, avenue de Messine, tout en la rencontrant ailleurs, à Vienne et, comme on dit, ici et là.
Lotte fut pour moi une mère soucieuse de ma santé ; Elle me disait parfois : "Jean vous buvez trop", avec une telle conviction qu’elle m’a converti à l’usage du lait et du jus d’orange, tout au moins pour un temps... Quelle profonde sollicitude ! On ne choisit pas son âge mais je puis le dire avec sincérité, j’eus aimé trépasser avant elle.
MUSIDORA 1889 - 1967
Une fois de plus ce qui est l’exception fait la force des lois. Il eut été impensable que ne se croisent un jour nos regards de vampires. C’est évidemment à la cinémathèque française que j’ai connu Musidora et partagé avec elle le bureau qui nous était imparti. Il est difficile de reconnaître les anges qui scintillent au firmament des étoiles lorsque le temps est venu pour eux de voler bas. La modestie fut l’empennage de sa vie d’Albatros. Son orgueil tint tout entier dans son humilité. Malgré sa pauvreté, elle ne devint jamais amère et, jusqu’au bout, mit son érudition au service de la cinémathèque.
Les livres qu’elle me dédicaça sont le témoignage de son amitié pour moi. L’avènement du cinéma parlant rompit le silence de nombreux acteurs du muet. Il n’y eut plus d’oreille pour les entendre.
PRÉVERT Pierre né le 26 Mai 1906 Paris mort en...
Pour le grand public, la bonté discrète de Pierre Prévert lui aura été préjudiciable. Eh oui ! Décidément, "l’affaire est dans le sac" mais le dernier mot n’est pas dit et modestie oblige. La modestie est la bonté, la beauté de l’être. En contrepoint n’omettons pas de souligner qu’un humour profond se dispense aisément de toute causticité. Inutile de préciser que j’ai connu Pierre Prévert à la cinémathèque française.
ANGER Kenneth né aux USA vers 1930
De la tragédie à l’artifice
ou l’art d’inapparaître.
Des pénombres, des presqu’îles, des attouchements de nuits, des détails subversifs, des terreurs incertaines, des morceaux de trésor, des trésors étranglés, des cris refusés par des gorges inhumaines... stop ! Voici que débarque sur une plage anonyme et mondaine un film qui n’a laissé personne indifférent et qui a bouleversé. Fireworks détonne sur le sable chaud d’un festival de films où l’on se gargarise d’avant-gard sans surprise : des audaces formelles qui n’ont jamais engagé et qui n’engagent à rien. Kenneth Anger propose un chef d’oeuvre insoutenable. Je fais partie d’un jury aparemment intelligent. Le surréaliste belge, André Souris est le seul à répondre à ce qui pour moi fait force de loi. Le film est refusé. Je le montre à Cocteau et quelques amis. L’administration chemine de bouche à oreille. Le film a passé au travers des mailles de la police maritime américaine. Il nous est parvenu.
Triomphe d’une homosexualité d’une rigueur extrême sans autre complaisance qu’un sadisme dénué de sarcasme. Cocteau visionne le film et s’évanouit d’émotion. Nous sommes peu à savoir qu’un feu dans les salles obscures lève un voile d’argent. Le deuxième festival de Knokke-Le Zoute s’achève. Je regagne Paris et le téléphone sonne. Mary Meirsonne m’appelle de la Cinémathèque et me demande d’accueillir Kenneth Anger chez moi au 54 de la rue Jouffroy. Je ne suis pas seul, Henri Langlois est mon hôte. Une aventure commence. Braunberger accepte de mettre son studio de la rue Lhomond à la disposition de Kenneth. Je lui trouve des acteurs, les mimes qu’il affectionne, des acteurs muets : Jean Soubeyran, Nadine Bellaigue et d’autres que j’oublie.
Dans un décor fabriqué de nos mains, en plastique et feuille de mica, Kenneth désemparé par les Français qui ne comprennent ni sa langue, ni sa mentalité d’américain tourne "La lune des lapins". Une page est tournée. Mary Meirsonne a joué son rôle de grande animatrice. Henri Langlois a contemplé le spectacle. Kenneth part pour Londres.
Quinze ans plus tard, je le retrouverai dans des circonstances dramatiques à San Francisco où il avait aménagé le décor féerique d’une défaite : de tourbillonnantes lumières sur fond noir, des parfums, des coussins, des draperies, un champ de rêve obscur et des immensités.
Alors que dans un grand auditorium, cathédrale des Hippies, il célèbre un culte à des divinités qu’il est seul à connaître, spectacle grandiose et quelque peu dérisoire, on dérobe, dans sa voiture, l’original du film qu’il était en train de réaliser : "Lucifer Rising". Miracle d’une obstination sans cesse mise à l’épreuve, Anger recommence son film à Londres. Il me reste la trace de son premier travail à San Francisco : Une affiche qui est le seul témoin d’un naufrage douloureux et d’une revanche continue.