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Cécité ne nécessite (1970)

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Portrait de l’immortel poète A la mémoire d’André Breton.

J’aime assez le zazard surtout s’il ne me surprend pas, un hasard sur-objectif en quelque sorte, l’objectif étant atteint bien en-deçà de l’émerveillement très hypothétique que donne l’impression d’atteindre une cible au-delà du miroir.

Entreprenant des travaux de restauration et de peinture en bâtiment dans le vieux château que j’habite, afin de préserver les sols des galaxies de taches dont, démiurge généreux, est prodigue ma brosse à latex malhabile - faute d’argent, je travaille beaucoup - et gaspille davantage - je glane tout papier que je peux pour en faire un tapis protecteur, éditions originales d’auteurs dont la prose se devait de passer à la postérité pour m’avoir épargné les peines du ponçage et la morsure des solvants, vieux cartons jamais assez épais et quelques journaux, peu nombreux car j’en achète rarement et de surcroît que je ne lis jamais. Jubilation. Je mets la main dans le fond d’une armoire sur la dizaine d’exemplaires du "Monde" en parfait état de conservation, que j’ai achetés au cours de ces trois dernières années. La politique me dis-je va enfin m’apporter quelque satisfaction.

J’étale donc ces feuilles par moi inviolées, jetant sur elles un regard négligent. Surprise, car ici intervient le hasard sur-objectif. Quel démon m’a-t-il poussé à acheter le 24 janvier 1970 ce numéro - supplément au numéro 7786 - qui m’apprend le 19 juillet 1971, que ce 24 janvier de l’année précédente, Ionesco (c’était un jeudi) était élu à l’Académie française par 18 voix contre 9, Félicien Marceau s’étant désisté. Beau cocu en vérité, affublé du bi-cornes que nous propose la caricature figurant sous le titre : "De l’absurde à un humanisme chagrin". Comme je me sens immédiatement concerné, solidaire, ruisselant de couleur, le pinceau à la main ! Je n’en doute pas, Ionesco me témoignerait, s’il me voyait présentement, sa sympathie. Mais un regard furtif vers les rayons de la bibliothèque m’enlève toute illusion. Son oeuvre n’est pas assez abondante pour épaissir utilement mon tapis de papier. Balzac ou Victor Hugo m’eussent été, à cet égard, tellement plus utiles.

Le hasard sur-objectif, m’a épargné tout pressentiment de cette désillusion le jour où insouciant, je soufflais mes quarante-trois bougies. J’ignorais également ce que révélait en dernière page la chronique des tribunaux et faits divers, à savoir : "La colère des voyageurs", "La protestation du syndicat des usagers des transports", "L’attentat contre le commissariat de Mantes-la-Jolie", et la comparution d’Eric Losfeld ayant contrevenu par ses publications, à la loi du 16 juillet 1949 - Erotisme et Justice - menacé d’une sanction ferme... C’en est trop, je déploie le journal de manière à ne cacher dans mon champ visuel que le bicorne d’Eugène et l’infortune d’Eric ce qui me permet d’ignorer le contenu des autres pages de ce moelleux numéro. Dorénavant pourtant, j’éviterai d’acheter le journal du jour de mes prochains anniversaires.