Paris 1962 : à hauteur de suicide une mansarde aux murs verts, éclairée par une ampoule. Mobilier : lit, chaise, table. Quelques bouteilles vides, un verre à brosse à dents, couleur lie de vin. Les psychiatres qui examinèrent Jean Raine prétendirent... (Coupons). Entre boire et dormir il se versait une tasse d’encre, trempait un petit pinceau de sa fabrication, une botte de cure-pipes, et dessinait des personnages de lui seul connus, ombres et mouvements, sur des morceaux déchirés de papier d’emballage (qui n’avaient jamais rien emballé) - sauf un vieux peignoir rose ; il ne possédait rien.
Un poète par soi-même lentement assassiné, qui aurait fait - pensions-nous avec facilité - un grand médecin, un grand auteur dramatique, un grand cinéaste. Un peintre, un penseur, un dépensier... (Cette phrase dans une lettre de Magritte à Dotremont). Cette : "J’ai fait aussi l’étoile double qui est une vue de deux pommes énormes posées sur une table devant un ciel d’orage et je fis aussi un peu d’irritation de la bouche à cause d’un manque de certaines vitamines)". Pas eu le temps, Jean Raine. L’alcool. Médication qu’il trouvait d’ailleurs d’un goût détestable. S’y est défait. Ni plus ni moins défait.
Pourtant, sur sa table, à distance des mots d’apparat et des processions, il savait offrir à sa plume l’élan d’une cursive.
Une prudence avant de partir pour une virée aux Etats Unis me fit grimper jusqu’à sa chambre verte. Où en était-il ? Loin. Grand temps de l’expédier dans un hôpital. Je téléphonai un peu partout à nos amis bruxellois, mais c’était un mardi, leur jour. Les mardis de la Cinémathèque, avais-je oublié. (L’écran muet, le charme d’une bobine rayée, le pianiste improvisant et, dans la salle, par-ci par-là des gloussements). Ils se retrouvaient à la sortie... Vers minuit, enfin j’en joignis un et Jean Raine fut pris en charge à sa descente du train de nuit. Il délirait dans la rue du midi où Verlaine blessa... (Laissons en paix).
Il semble qu’ensuite il cessera de subir les "je vous en prie Jean, ne buvez plus". En bout de cure, selon l’expression américaine, il sorti on the wagon : exemplaire. C’est à dire avec ce mélange d’espoir et de décevante certitude de celui qui a creusé l’autre côté du gouffre et constate : avec, sans, les anéantissements sont...
– Alors, autant sans.
Crût-il.
En 1967, lui aussi se rendit aux Etats-Unis. Deux ans à San Francisco pour accompagner Sanky, l’infirmière conquise, sa nouvelle femme alors étudiante. Ils m’accueillirent dans une maison de bois dressée au garde à vous (le fil à plomb donne le vertige dans une rue oblique) et, comme nous allions passer à table Jean déboucha un litre de blanc californien, s’appliqua à remplir les verres.
Aux rides d’interrogation sur mon front :
– Un détour pour éviter de tomber dans un trou, rien de plus naturel. Mais s’acharner à contourner un trou rebouché, absurde !
Le réfrigérateur se mit à ronfler. Il y rangea la bouteille, nous trinquâmes.
Je sais ce que je fais
Malgré moi je revis le jeune homme de 1945, il déboule du grand escalier en dents de scie qui longe la Cinémathèque et la Taverne des Beaux Arts, d’une main il teint une bouteille de genièvre, de l’autre Nadja, Le Miroir du Merveilleux, Psychopathologie de la vie quotidienne : "Trois bouquins pour commencer, que tu dois lire. Tiens prends les". La porte de la taverne s’entrouvre, il disparaît.
A se pencher aujourd’hui sur les encres, les pentures de Raine, à les reconsidérer, peu de différences s’imposent - comme c’est étrange ! - entre la liberté, l’énergie, la sauvagerie de celles qui lui sont venues sans la bouteille et les autres, celles qui lui vinrent par vague (mais en grand nombre) avec.
Grâce à Sanky, sa troisième et patiente épouse, sans doute fit-il connaissance avec la sécurité matérielle, mais il connut la solitude de ceux qui ne rapportent pas à la maison l’argent du ménage, se parlent à eux-même dans des chambres vides où leur femme et leur fils, le soir, rentrent du travail et de l’école. De cette solitude-là, un après-midi, il m’appela : "C’est décidé, je vais en finir..."
Je l’imaginai vacillant dans le désordre de son atelier parmi les bouteilles, les brouillons, les lambeaux, les poèmes transcrits à la machine (merci Sanky), les livres, les breloques, les papiers en attente, les pinceaux, les peintures, je regardai ma montre× : 16 heures. Me vint alors à l’esprit de conseiller de faire ça proprement : "Surtout, insistai-je à l’autre bout du fil, n’oublie pas de vider ta vessie". Pierre François, son fils, allait bientôt rentrer avec le cartable. Il promit de faire attention, si bien qu’il ne se suicida pas.
Ce qui ne l’exonéra pas de la mort une vingtaine d’années plus tard, en 1986, à Rochetaillée, en regardant couler l’affluent et le vin du Rhône. Jean Raine laisse un peu partout, surtout à Rochetaillée, son village lyonnais d’adoption, mille sept cent soixante-cinq tableaux et dessins et une quinzaine de titres à dénicher chez les bouquinistes.