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Apocopes pour Marcel Broodthaers (1976)

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Liminaire
Marcel Broodthaers était de ceux qui ne s’éternisent pas. Il est mort à Cologne à l’âge de cinquante deux ans. Ce qui fut vrai de sa vie l’est aussi de son oeuvre. Il hâtait l’évènement. Volte-faces, rebondissements, imprévus, reniements de sa propre démarche pourtant d’une logique rigoureuse, il semblait conjuguer le présent au passé, ouvrant une brèche - à vrai dire une blessure - par laquelle le futur toujours pouvait faire irruption. Même pour ses spectateurs les plus proches, il était déroutant, irritant à l’extrême. Cela faisait partie, dans son rapport à l’oeuvre et à autrui, de son être profond. Une sincérité colorait un cynisme dont il se départissait rarement, alors même que son sort était si misérable que d’autres eussent succombé bien avant.

L’oeuvre est pure de tout sentimentalisme, ainsi qu’il le voulait ; il concertait ses gags qui n’avaient souvent pas la prétention de faire rire. Humour à clef, s’il en est. De fait il connaissait son pouvoir. Par sa façon de dire ou de faire, quelque banales que fussent ses paroles ou ses actes - de propos délibéré cela va sans dire - il donnait un accent inimitable, comme un Michel Simon ou un Raymond Devos, à tout ce qu’il faisait. La banalité n’était pas faite pour rebuter cet acteur capable de faire feu de tout bois.

Je livre au lecteur les deux esquisses de portrait que j’écrivis lorsque je fus informé de sa mort. Elles sont des croquis qui ne cherchent pas à faire oeuvre. Tout simplement, le salut à un ami avec lequel j’ai longtemps cheminé.

Situation 62
L’époque était à la misère. C’est fou ce qu’on s’aimait, ce qu’on s’aidait en ce temps-là. Poches et coeur troués, l’avenir avait néanmoins une couleur d’espérance. Broodthaers travaillait au "Pense-Bête. Sur la même table, comme soudés l’un à l’autre, - ô que l’amitié me trahissait, te souviens-tu, Marcel ? - je m’immisçais dans tes phrases jusqu’à les violer, tout en me fiant au génie qui parfois peut habiter un crayon ; j’illustrais aussi tes poèmes, qui à peine écrits volaient à la poubelles. De ce qu’il en subsiste furent sauvées quelques articulations de mots essentiels. Te reste à présent la blancheur, Marcel, des pages inutiles aux évocations trop précises ou de propos plus ambitieux encore, la place exiguë où l’on signe l’inconnu de son nom. La pensée n’avait le plus souvent pour support que le geste et le souffle comme au temps de Socrate.

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