Une rue de San Francisco semble morte. On y voit des enfant qu’on n’a pas vu grandir. Ils ne sont plus nombreux.
Hier encore, des corps cherchaient à se chauffer au soleil et encombraient les trottoirs, dépouilles loqueteuses pour lesquelles tout vêtement semblait un superflu.
Le parc était aussi vert qu’aujourd’hui, mais un soleil complice n’innonde plus de chaleur et de quiétude les pelouses à présent humides. L’espoir d’une aventure qui se voulait bravant les étés et les hivers n’aura-t-il duré que le temps dont la clémence offre le meilleur de l’année ? N’aura-t-il été que l’illusion d’une jeunesse pour laquelle un rayon de soleil a suffi ? Les illusions ne sont plus à offrir ni à vendre.
D’un quartier dont l’antique richesse était à vilipender ne subsiste que la détresse. Ici, étaient-ils corps à corps à s’étendre et à s’éprendre ? Il fallait contourner les trottoirs et se prendre dans la foule des voitures pour éviter les chairs agglutinées qui cherchaient à se fondre l’une dans l’autre comme le grain de raisin dans la grappe.
Ici encore, l’utopiste arrêtait les voitures, brandissant l’"Oracle", journal dans lequel la figure de Timothy Leary irradiait, auréolée comme celle du Christ dans les imageries de Saint Sulpice. On y croyait à la drogue pur fonder des croyances et le rituel de nouvelles cérémonies.
Il reste à présent peu de traces sur les pelouses foulées par tant de pieds, pesants et impatients d’imprimer la marque d’une culture barbare sur l’herbe indifférente, avec pour témoins des arbres dont la sécularité n’est garante de rien. Je vous plains, êtres fragiles, qui recherchez dans la nature la complicité de forces dont la séduction tient au fait d’avoir plié aux caprices de l’homme et à l’effort, témoignant de l’application émouvante qui représente le patrimoine que vous reniez.
Sur quel terrain avez-vous espéré accéder à votre délivrance, vous qui, en fait, n’avez refusé ni le pavé des trottoirs ni l’asphalte des rues ? De la civilisation, vous avez voulu refuser tout héritage, sauf celui des haillons qu’elle offre à des êtres comme vous : c’est peu refuser que de ne recueillir que l’héritage du pauvre.
Toute une mystique depuis deux mille ans se fait gloire de ce haut fait de civilisation. C’est la gloire du pauvre que d’être ainsi le complice du riche. La révolte est un aigle qui vole haut et conchie sans souci, ceux qui ont élu les abîmes. Votre baiser de paix éthéré est une lâcheté : le Christ à coups de pied aux culs, a chassé les marchands du Temple. Quant à vous, vous avez mendié des sourires mais vous n’avez eu droit qu’au baiser de Judas.
L’herbe reste verte comme le mensonge des choses qui ne meurent pas. Un espoir déçu par les rigueurs insidieuses du climat vous a chassé de ces lieux qui furent le paradis trompeur de vos rêves. Et les pires d’entre-vous n’ont plus cette candeur de se croire les possesseurs d’un paradis perdu. Sans conviction, certains vendent une littérature dans laquelle rien des espoirs premiers ne transpire. Haight et Ashbury sont des rues encombrées encore de quelques ruines humaines. La chair n’aura jamais le côté émouvant de la pierre. Voilà ces rues rendues au trafic normal.
Déjà s’effacent les signes que vous avez tracés sur les vitres des maisons où vous avez vécu. Abattra-t-on les murs de ces demeures après votre passage ? Les déclarera-t-on insalubres ? Ne jouons pas au prophète, mais rien ne permet d’espérer que dans l’Athanator, aura mûri le ferment d’un génie futur alors que l’oération pseudo-magique aura été le poison de toute une génération.
Il reste quelques affiches qui sont un signe troublant. mais en quoi nous ont-elles concernés, nous qui furent les auteurs des véritables visions que le papier conserve ? Fûtes-vous autre chose que les voyeurs habités par d’éphémères entrevisions aux sources de la drogue, cherchant désespérément l’objectivation qui réclame un travail ardu et de sang froid ?
PRESTIGE DE L’OBJET
Lorsqu’une euvre invite à la réflexion, en plus de l’attrait qu’elle exere, on est le plus souvent assuré de ne pas en surestimer l’importance. Tel est le cas pour Franklin Williams, Professeur au San Francisco Art Institute, qu expose actuellement au Arts & Crafts Museum d’Oakland. l’ensemble qu’il nous montre rachète l’impression que l’on avait pu éprouver lors de l’exposition Funk au Musée de Berkeley. Soustraite au contexte tapageusement érotique qui caractérisait cette manifestation, les oeuvres de Williams apparaissent avec leurs qualités de finesse et dans un climat de mystère scintillant, lumineux comme peut l’être en quelque sorte la poésie d’un Paul Valéry.
Pourtant si limpide soit-il, le mystère agace l’esprit qui en subit le charme.
D’un côté, nous trouvons les peintures dont la facture étonne malgré les moyens simples employés par l’artiste : des formes minutieuses, sans fantaisie excessive et d’un pointillisme obsédant, sur le fond desquelles sont tendus des fils, comme les boyaux d’une raquette. Il résule de ce quadrillage en relief une impression de morcellement qui fait penser à de la mosaïque et dont on dirait qu’il fait clignoter le dessin.
D’autre part, les sculptures, pour autant que le mot convienne aux oeuvres ainsi dénommées, sont le véritable noeud d’intérêt de cette exposition, car ce sont elles qui réellement font problème.
On sait que naguère les surréalistes désignèrent certaines de leurs productions plastiques sous le terme "d’objet". le mot "sculpter" possède un sens restreint, celui de fouiller, de tailler une matière, tandis que la notion d’objet permet une extension plus large que les impératifs de la technique ne limitent pas. La nature de l’objet de plus, pose la question de sa fonction, qu’elle soit utilitaire ou magique. Dans le cas des productions de Franklin Williams, il y a lieu de tenir compte de cette distincion. Il n’y a, en effet, pas trace de lutte entre l’artiste et la matière, signe de la véritable sculpture. Le matériau utilisé, d’une apparence neigeuse et d’un excès de richesse trop visible aboutit à créer des surfaces mais non pas des volumes.
Par contre on se prend à évoquer les masques océaniens fortement colorés ou des formes naturelles, conques et coquillages, dont les galbes sensuels se retouvent dans les oeuvres ayant un caractère plus abstrait. A défaut de comprendre la magie à laquelle ces objets participent, on éprouve le vif plaisir d’un sensualisme qui se sublime élégamment. Mais toute mythologie, de nos jours, n’est-elle pas menacée de demeurer personnelle ?