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1968 Jean Raine s’installe à Lyon (2011)

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Lorsqu’il s’installe, en 1968, après un séjour de deux ans à San Francisco aux États-Unis, à Rochetaillée-sur-Saône, au nord de Lyon, où son épouse Sanky enseigne, le peintre et écrivain belge Jean Raine (1927-1986), qui, depuis 1943, a renoncé, pour écrire, à son nom patronymique de Geenen, a développé depuis près d’une vingtaine d’années une activité créatrice riche et diverse. La liste des artistes, des cinéastes et des écrivains qu’il a rencontrés, les lieux qu’il a fréquentés, avec un incommensurable appétit de tout voir et de tout connaître, et la volonté de tout entreprendre, valent tous les diplômes d’université ; on comprend qu’il ait pu écrire, au terme de cette période : « L’incandescence de ma jeunesse m’a rendu aveugle. »
Dans l’effervescence de l’après-guerre, Jean Raine a été, entre Bruxelles et Paris, poète et cinéaste avant d’être peintre, vivant d’abord la peinture, comme par procuration, dans la proximité des surréalistes de Paris et de ses amis du groupe Cobra, bien que le nombre de feuilles conservées atteste, du milieu des années 1940 jusqu’à la fin des années 1950, une pratique régulière du dessin, avec les techniques les plus variées, ce qui amène à nuancer l’affirmation reprise par la plupart des biographies de catalogues, qui indiquent que c’est en 1960 qu’il se met à peindre. En 1972, dans un texte rédigé pour le catalogue d’une exposition et intitulé Autothanatographie, il évoquera « cette lente grossesse dont va naître ma peinture ».
Cela étant, l’année 1960 est marquée, à Paris, par une activité créatrice intense ; Raine réalise, avec les mediums les plus variés, une centaine de peintures, aujourd’hui dispersées, et rédige le Journal d’un delirium, qui ne sera publié qu’en 1984. Cette frénésie se double d’une dépendance extrême à l’alcool, dont Pierre Alechinsky (né en 1927), l’ami fidèle, qu’il connaît depuis 1945, le sauve provisoirement, en le faisant hospitaliser, à l’automne 1961, à Bruxelles. La rencontre avec l’infirmière Sankisha Rolin Hymans, qu’il épousera en 1965, ouvre une nouvelle période dans la vie de Raine ; ayant perdu la perception des couleurs, qu’il ne retrouvera que lors de son séjour aux États-Unis, il peint à l’encre de chine, produisant notamment la série des Grandes Encres. Sous l’impulsion de Marcel Broodthaers (1924-1976), qui, lui aussi, « mène de front l’aventure des mots et celle de objets », comme l’écrit le critique Pierre Restany (1930-2003), et commence à développer une œuvre, qui témoignera, dans la décennie suivante, d’une des entreprises artistiques les plus significatives de la seconde moitié du siècle, Raine connaît en 1962 à Bruxelles sa première exposition personnelle. Le poète surréaliste Marcel Lecomte écrit alors dans la préface du catalogue : « Connaissions-nous Jean Raine ? En tout cas il ne s’agit pas d’un homme aux pâles reflets. Tels traits de ses dessins osent longtemps se poursuivre malgré leur solitude touffue, et assez curieusement, lorsqu’on se trouve avec eux au bout du tracé optique, on voit qu’ils ont formés de riches réseaux de signes, de figures qui se défendent il est vrai violemment contre le dehors…Les dessins de Jean Raine semblent bien ne pas reproduire les visions, les hallucinations mais PASSER par elles pour se parfaire. Ils réagissent, ces dessins, contre le charme, ils veulent aller jusqu’au fantôme de la vision. » On insistera trop souvent par la suite sur la nature de « charme », au sens magique du terme, de l’œuvre de Jean Raine, pour ne pas souligner ici l’accent mis sur la dimension objective de sa peinture, l’usage d’une forme qui se nourrit du monde intérieur de l’artiste pour tendre à sa propre expression.

A partir de cette date, les expositions, saluées par de nombreux écrivains, comme la romancière Christiane Rochefort (1917-1998) ou le poète Louis Scutenaire (1905-1987), se suivent à Bruxelles et à Paris, jusqu’au départ pour la Californie, motivé par les activités professionnelles de Sanky Raine ; les années américaines s’inscrivent dans le même élan, d’autant que Raine retrouve progressivement, avec le recours à l’acrylique, la pratique de la couleur : pas moins de sept expositions se succèdent alors et de nombreux collectionneurs acquièrent ses œuvres. Comme l’écrit Rosabianca Mascetti, l’usage de l’acrylique lui offre « une matière de couleurs extraordinaires, chaudes, douces et voluptueuses…De ce chaudron chromatique affleurent des visions, corps humains, visages, yeux, animaux qui se mêlent à des guirlandes de fleurs d’une forêt inviolée. » Quand il revient en Europe et, qu’à nouveau pour des raisons liées au métier de Sanky, il s’installe à proximité de Lyon, Jean Raine est un peintre reconnu, mais la carrière de ce quadragénaire est encore toute récente.

Pendant plusieurs années, alors qu’il est exposé à Bruxelles et à Copenhague, il demeure totalement ignoré de la scène artistique lyonnaise, éloigné de la plupart de ses amitiés bruxelloises et parisiennes, à l’exception de l’écrivain Théodore Koenig (1922-1997), co-fondateur de la revue d’avant-garde belge Phantomas, dont le premier livre, Atrocités antiques : Reportage Moyen Âge, a d’ailleurs été publié à Lyon en 1954 par Armand Henneuse, et du fils d’Alechinsky, Ivan Alechine (né en 1952) ; il vit dans le retrait, « en Province, dans (son) château miné par les brouillards de Saône », au second étage de la vieille demeure qu’il habite avec sa femme et son fils Pierre-François (né en 1965), dans une impasse de Rochetaillée. Il témoignera plus tard de sa situation : « S’exiler, se réimplanter repose à chaque fois le problème de son existence et rend la vie rugueuse. » En 1974, dans un texte dédié à Jean-Jacques Lerrant, il exprimera, comme en écho à François Villon, sa nostalgie des temps passés : « Voilà mon temps par les vents portés vers d’autres lieux. Qu’importe si le chiendent conserve les racines d’une vocation première et d’un initial émerveillement. »

Dans cette solitude, Jean Raine travaille ; il peint, pour lui : « L’acte de peindre quotidiennement, de poétiser, me désenvoûte par l’encre en traçant des signes à peine symboliques, signes d’évasion fictive, de castration, exorcismes d’angoisse, dont la lecture aisée me donne le sentiment de ne pas vivre en vain dans ce monde…tentative pour retrouver une vie consentante à ne pas rechercher systématiquement le tragique, à ne pas se complaire au malaise et à ne pas se mettre à tout coup en péril. Mais la victoire d’Orphée reste improbable. Le présent est marqué par la lutte et plane la menace de défaites inavouables. » Voilà pour l’artiste et la dimension existentielle de son engagement ; quant à l’œuvre elle-même et à ses thèmes, voici ce que Jean Raine confie en 1971 à la revue Phantomas : « Mon œuvre picturale apparaîtra sans doute comme une tératologie complaisante à l’horreur, mais, entre autres significations complexes qu’elle revêt, dans le dynamisme créateur de mon expression poétique, elle est, sur un plan mythique, une tentative de retrouver l’homme en germe dans une originelle animalité. » De fait les peintures de Raine – cela a été fréquemment relevé – portent tout un univers fantastique, autant humain qu’animal et végétal ; dans sa préface de 1962, Marcel Lecomte évoque « des moments de fougères, des moments d’insectes, de vampires et aussi ces visages qui nous atteignent comme si leurs traits quelquefois précis n’étaient pas exactement ce qui importe. » Si les cornes, les crêtes, les becs n’apparaissent plus guère après la période des grandes encres, les yeux omniprésents sur tant de toiles, semblent plus chercher à nous aspirer qu’à nous regarder, comme des vortex qui pourraient absorber notre monde familier dans leurs tourbillons ; toujours au bord du vertige, cette peinture du seuil du gouffre porte heureusement avec elle son antidote, par ces titres souvent facétieux ; par la distance qu’ils introduisent, ils neutralisent l’effroi.

C’est à la suite d’une rencontre fortuite de Sanky avec René Deroudille que celui-ci et Jean-Jacques Lerrant découvrent son œuvre et le présentent à Janine Bressy, chez laquelle il fait, au printemps 1972, à L’Œil écoute, qui avait accueilli dix ans plus tôt le Britannique Jim Leon, sa première exposition lyonnaise, qui est suivie d’une autre à Paris, à la Galerie Le Soleil dans la tête, tandis que la Cinémathèque, où Jean Raine a été plusieurs années le collaborateur d’Henri Langlois (1914-1977), présente des grandes encres. Dans un article, René Deroudille, qui, par ailleurs préface le catalogue, dans lequel il souligne « la démesure » du travail de Jean Raine, met particulièrement en avant dans un article de presse, une série de peintures : « Au cours de dix jours et de dix nuits, soutenu par une espèce d’état second, nécessaire à sa peinture, l’artiste exécute les fameuses toiles de la “ période bleue”, des images fantastiques et troublantes où se tordent avec frénésie les personnages d’une danse des morts céleste. » A l’occasion de ces expositions, FR3 lui consacre, sous le titre Rencontre avec Jean Raine, un film réalisé par Jean-Jacques Lerrant et Christiane Druguet.

L’été, le peintre séjourne en Italie, à Calice Ligure, dans la province de Savone, où, grâce à Théodore Koenig, il a découvert la communauté artistique, qui s’est formée autour du peintre Emilio Scananivo (1922-1986) et de la Galerie Il Punto, et où il a acheté une maison. C’est à Calice Ligure qu’il fait la connaissance du peintre Vincenzo Torcello (né en 1944), avec lequel il réalise en 1973 une série de trente quatre peintures au pastel à quatre mains et écrit. Incontestablement ces séjours italiens lui procurent un climat d’apaisement et lui offrent une communauté qu’il trouve guère à Lyon, malgré les quelques soutiens, dont il y dispose, et l’admiration d’un certain nombre de jeunes artistes, comme le sculpteur Nicolas Artheau (né en 1947), qui écrit sur son ami dans le catalogue de l’exposition organisée au Musée de Lausanne en 1981, Henry Ughetto, Jean-Claude Guillaumon (né en 1943), Alain Pouillet (né en 1953) et Jean-Philippe Aubanel (né en 1953), qu’il rencontre à l’occasion de vernissages ou qu’il reçoit à Rochetaillée. Durant ces années, c’est d’ailleurs dans des galeries italiennes qu’ont lieu la plupart de ses expositions, même si L’Œil écoute à Lyon et Le Soleil dans la tête à Paris lui restent fidèles, et c’est aussi à Calice Ligure, durant l’été, qu’il peint sans doute avec le plus de liberté.
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