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Jean Raine : Un funambule qui a trouvé son équilibre (1991)

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Paul Valéry parle du peintre comme d’une personne qui "apporte son corps". Jean Raine appartient à cette "race d’artistes qui transforme par ses gestes la carte d’une peinture explorée telle une ’terra incognita’. Sans préjuger de ses coups de pinceau.

Il suffit d’ailleurs de le voir oeuvrer sur ses tableaux à Comacina en Italie en 70, ou dans son atelier à Rochetaillée vers les années 80. L’homme à moitié nu investit la toile posée à même le sol, dans une posture quasi rituelle à la recherche de la ligne juste, et de la couleur irradiante dans lestons chauds. La Bibliothèque municipale de Lyon expose actuellement "Le cas Jean Raine en effet" donnant à voir les travaux de cet artiste-écrivain-scénariste qui a appartenu à l’éphémère mouvement, surréaliste s’il en fut, "Cobra" basé à Bruxelles, jusqu’à son autodissolution en 1951.

Peintre derviche faisant tournoyer ses motifs en un abîme de traits vertigineux, Jean Raine n’a jamais pu et su se classer, sinon parmi les enfiévrés de l’art, à l’instar d’un Henri Michaux ou d’un Jackson Pollock dont l’oeil faussement somnolent parcourt sans cesse l’espace à investir en des traits d’une densité paradoxalement transparente.

Il serait hâtif de voir dans les pièces de Jean Raine un remake de la technique du all-over du maître de l’expressionnisme abstrait américain. En dépit de l’absence de tout point de fuite qui déterminerait le centre du tableau, les rainures de Jean Raine sont autant de creusets sillonnant le support à la recherche du point nodal qui fait imploser la toile. C’est par exemple le cas des "Organes inessentiels" (1986), une pièce exécutée peu de temps avant sa mort. Ici l’encre de chine se fraye un passage à travers les sentes d’une acrylique densifiée, comme si Jean Raine se battait constamment avec la jungle de ses couleurs et de ses motifs. Il ne laisse pas respirer sa peinture suintante où les bords, le vide sont rarement aménagés.

On peut qualifier son travail d’obsessionnel. Chacun de ses traits, laissant des traces indélébiles d’une noirceur extrême. Il aurait peint au chalumeau, incendiant la toile, le résultat serait le même. Une ambivalence quasi freudienne d’un artiste qu’on devine volontiers insomniaque au regard de ces yeux exorbités qui semblent faire un rêve éveillé, tel ces "Joyeux tréponèmes" (1965) ou la "Victoire de l’encéphale (1961).

Jean Raine reprend inlassablement ces figures dans toute son oeuvre en les transfigurant à peine en masque d’une commedia dell’arte dantesque, à l’exemple de l’"isolation fastidieuse" dont les contours mortifères aux couleurs exsangues, revisitent un visage d’écorché vif. Jean Raine lui-même est aussi un écorché, trop souvent qualifié d’artiste alcoolique toujours au bord du delirium tremens. Or, même si "Jean Raine en effet" ne cesse d’être un funambule de l’art, parfois titubant sur le fil du rasoir de son pinceau, il reste que, chez lui, le manque semble ne pas exister. Plutôt un trop plein d’expression qui fait goutter ses couleurs sans jamais laisser une larme chromatique venir détremper ses toiles. Souvent faites d’assemblage de plusieurs morceaux -une technique qui lui est propre - comme si chaque toiles était conçue comme un suaire.

Un peintre de sang, qui, jusqu’au bout, témoigne de l’avidité à harponner ses sujets toujours considérés comme une baleine blanche dépecée. Une peinture à couper au couteau, sans cran d’arrêt.

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Tran Diep est critique à Libération.