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Jean Raine à Brou (1994)

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Il y a à maintes bonnes raisons d’accueillir Jean Raine à Brou. On y est forcément sensible à l’art et aux artistes nés dans les anciens "pays de par deçà" sur lesquels règna Margueritte d’Autriche, fondatrice du monastère bressan. D’autant que ce Belge-là, né à Bruxelles en 1927, peut aussi être revendiqué comme artiste de notre région, puisqu’il y vécut plus de seize ans, la dernière partie de sa vie, jusqu’en 1986. Mais ce sont au fond des raisons bien anecdotiques et secondaires. L’oeuvre de Jean Raine échappe à toute tentative d’annexion géographique, lui qui fut nomade avant tout, esprit libre rejetant toute inféodation aux groupes et aux mouvements, tels Cobra ou les surréalistes auxquels il fut lié, donnant forme à son propre unvers pictural là où il se trouvait, que ce soit Bruxelles, Paris, San Francisco, Calice Ligure ou Rochetaillée-sur-Saône.

La raison essentielle de l’exposer réside justement dans la liberté et la force de son oeuvre, dans sa singularité, dans son irréductibilité à tout mouvement, à toute école. ni vraiment figuratif, ni tout à fait abstrait, on a évoqué à son propos Wols, Pollock, Jorn et Appel voire Michaux, on a souligné son amitié avec Alechinsky, Matta, Brauner... Mais rien de tout cela ne rend vraiment compte de la puissance sauvage de son oeuvre, de cette sombre vitalité, de cette ivrese de l’encre ou de la couleur, de cette gestuelle sensuelle et furieuse, qui relève d’un art plus dyonysiaque qu’apollinien, du "cri" plus que du "style" pour reprendre l’expression duale de Michel Seuphor.

On est bien loin des oeuvres abstraites, silencieuses et dépouillées qui ont été privilégiées le plus souvent à Brou ces dernières années, où les sereins espaces des salles capitulaires et des cloîtres leur offrent un cadre quasi-naturel. Mais en est-on vraiment si loin ? Là encore, ce qui est proposé à celui qui franchira le seuil de l’ancien monastère, c’est de découvrir et d’accompagner la quête exigeante, d’une honnêteté sans concession, d’un homme parti à la découverte de sa vérité intérieure. Une exploration qu’il mena, sans repos ni répit, au péril même de sa vie et de sa raison, comme en témoignent d’innombrables chutes et rechutes dans la maladie, de multiples séjours en hôpital psychiatrique.

Une quête aussi ardente que douloureuse, pour répondre au précepte socratique "Connais-toi toi même" : c’est cela dont témoigne l’oeuvre de Jean Raine. Et c’est en cela qu’elle semble prendre naturellement place auprès d’un Degottex ou d’un Bissier sur les cimaises de Brou. La quarantaine d’oeuvres qui ont été rassemblées pour quelques semaines dans les salles capitulaires permet en effet de lire un intime cheminement, des encres des années 1960 aux dernières acryliques de 1986.

Après les premiers dessins-peintures de 1960-1963, petits formats rapides, alertes et allusifs, les grandes peintures à l’encre de Chine de 1963 à 1967, baroques et fantastiques, évoquent d’étranges fêtes, de somptueux cauchemars. Elles racontent des histoires inouïes, mais le conteur y parle encore trop à haute voix pour laisser surgir d’autres voix plus secrètes plus difficiles à formaliser : les images vont disparaître au moment ou Raine redécouvre la couleur, à partir de 1968. Et paradoxalement, c’est alors qu’il abandonne le noir et blanc que le trait et sa gestuelle priment, au milieu de toutes ces fanfares colorées, comme scansion de son parcours, comme indicateur privilégiés de son évolution intérieure.

Quel chemin parcouru depuis les larges cernes, pleins et gras, au graphisme rond et calme, de "Canard à satiété (1968) ou de "Paye sauvage (1970), jusqu’à l’écriture ténue, aérienne, vibratile, des oeuvres de la dernière année.

Parallèlement se manifeste l’évolution d’une matière quasi-terrienne, aux couleurs franches jouant sur les complémentaires ou les camaïeux, étalée en larges rubans, en surfaces pleines, transmuée pour finir en jus colorés aux tons éthérés passant imperceptiblement d’une teinte à une autre. Cela n’est pas allé sans tempêtes ni drames : les oeuvres de 1979-1980, à la structure volontariste, aux couleurs heurtées, en témoignent. Mais quelle sérénité annonce déjà "Un pur assassinat" en 1983, où l’économie d’un petit nombre de couleurs et la construction aérée laissent passer une respiration heureuse. Ainsi dans l’arène close d’un monde intérieur plein de bruit et de fureur, se donne à lire un parcours vers un certain allègement, dont témoignent les dernières oeuvres, toutes vibrantes d’un frémissement irisé.

Ce que propose le musée de Brou au visiteur, c’est donc finalement, à travers ces oeuvres peintes (rappelons que Jean Raine fut aussi poète, écrivain, cinéaste), la rencontre avec un homme qui nous livre le témoignage de son empoignade avec sa vie. On lira plus loin le texte où Marcel Broodhaers rapporte un entretien avec Raine qui se définissait comme un "amateur" : au sens qu’il donnait à ce mot, l’amateurisme rejoint l’humanisme le plus pur, comme le prouvent d’ailleurs ses amitiés, ses lectures, ses centres d’intérêt, et plus généralement sa façon même d’envisager la vie et de vivre.

Cette rencontre proposée aujourd’hui à Brou fut préparée par quelques autres. Je voudrais ici remercier Patrice Beghain, directeur régional des affaires culturelles de Rhône-Alpes, qui a suscité les premiers contacts avec Sanky Raine. Et je voudrais surtout dire à cette dernière toute ma reconnaissance, pour l’aide chaleureuse et si efficace qu’elle m’a apportée tout au long de la préparation de l’exposition et de cette publication, en ouvrant largement ses collections, ses archives et ses souvenirs ; en sorte que l’on peut réellement parler d’une étroite collaboration, qui s’est déroulée dans le plaisir et l’amitié. Grâce lui en soit rendue.